mercredi 29 septembre 2010

La Fête de la Désalpe de Charmey

6h, au pied d’un imposant chalet gruérien, des plaques VD, les miennes. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, pas même un border collie. Le jour tarde à se lever, pas de doute, on va vers l’hiver. Il y a de la lumière dans l’écurie. Il y a de puissants rires à l'intérieur, je pousse la porte. Le dos des bêtes fument à la lueur des néons. Bonjour, suis-je bien au chalet d’alpage de Laurent Gachet ? Aucune réponse sinon un léger oui de la tête… et bientôt déjà une tasse de café dans la main, merci.
7h, celui avec la casquette «Holstein» lave les queues des vaches au savon noir, celui avec la casquette «Vacherins fribourgeois» cherche de petites cloches pour les trois dernières génisses, celui qui fait une pause m’explique que pour obtenir l’AOC «Gruyère d’alpage», il a fallu poser des catelles au sol de la salle de fabrication, celui avec la lampe frontale fixe à l’aide de colson des fleurs en papier aux têtes des vaches (les grands bouquets de fleurs naturelles seront fixés aux deux reines au dernier moment, en arrivant sur la grande route, histoire de ne pas les «ébriquer»), celui qui est postier passe son chien Bill au Kärcher et lui attache un petit sac sur le dos, celui-là enfin fixe une fourche en bois - avec des bouchons en liège sur les pointes - sur le bas d’un âne nommé Capuccino, tandis que les autres lui lancent des plaisanteries.
Dans cette effervescence, Laurent Gachet reste un chef discret, mais efficace, et enjoué. Il a un torse comme trois fois le mien. Il a une barbe d’un mois (rasée pour la dernière fête fédérale de lutte). Il a des petits yeux (c’est qu’il a rapatrié le troupeau des Oudèches l’avant-veille pour le préparer, il s’est couché tard la veille, il s’est levé à 3h ce matin pour la traite, et maintenant, tout est à recommencer, puisqu’il a plu et que les bêtes sont pleines de boue). Il a le sourire.
8h, tiens, mais qui voilà : un photographe de l’agence Reuters ! La veille, il était en reportage au Japon, demain, il couvrira une assemblée de l’ONU… J’ai un peu honte. Que fais-je ici ? Sinon perturber le dernier tronçon « vierge » de cette désalpe désormais sponsorisée par l’Office du tourisme de Charmey. Consommer de la montagne ? La théâtraliser ? La disneylandiser ? La heidilandiser ?
9h, dernier moment pour se mettre en tenue. Valérie, la femme de Laurent, et Manon, pour qui c’est la première désalpe (celles-là même qui «courataient» l’écurie il y a une minute !) revêtent leur magnifique dzaquillon, se maquillent comme pour aller au bal, se font belles, très belles même.
Laurent me tend un bredzon, «c’est que tes habits, ça fait un peu de la ville». En mettant ma chemise paysanne, je fais l’erreur d’attacher les boutons des manches, non, ces dernières se roulent, qu’il pleuve ou non, tradition oblige. Le loyi en bandoulière, comme ça ?, non, sur le côté gauche. Et mes souliers ?, hélas non, je n’en ai pas à boucles… Et pas non plus de capet... Quant à ma canne, il est gravé dessus… «Appenzell». Au final, je suis tout de même content que le bredzon de ce costaud de Laurent soit à ma taille ! Il me dit que c’est celui de ses 15 ans...
10h, un chemin forestier dégringole le long du riau du Gros-Mont. Le bruit des 92 cloches est inversemment proportionnel à celui des vachers. Une sorte de transe, en vérité, quelque chose qui me submerge.
Même si je dis encore « bonjour » au lieu de « salut », même si Bill mordille inutilement les pattes des vaches, même si le chaton que tenait Manon dans ses bras a fait sur son tablier, même si le bouc du petit Xavier semble davantage le tirer que le contraire, même si celui-là sort un téléphone portable de son bredzon, même si une voiture tente de dépasser en force, la magie opère. Très ému. La larme. Envie de sourire, danser, chanter. Envie de jodler.
11h, «attention manifestation» sur le bord de la route. Charmey, le choc. C’est un peu Carnaval de Bâle, avec des masques de cyclopes, un objectif-photo pour tout œil. C’est un peu l’arrivée du Tour de France, sans le sprint, mais avec les sponsors. C’est un peu Safari au Kenya, avec une tribu de Masaï, nous.
C’est pourtant vrai que tous les spectateurs ont des visages de Joie. Certains ont les yeux rouges, ils ont bu, non, ils sont émus… Et même le couple qui nous lorgne au-travers des baies vitrées des bains thermaux de la Gruyère n’a pas besoin de hammam pour embuer ses yeux.
12h, en ligne de mire, la ferme du Grand-Praz. On devine sur les marches des escaliers la silhouette de Maria, la grand-mère de Laurent, une nonagénaire radieuse qui ne veut pas perdre une miette du spectacle. Sur notre droite, à la lisière d’un bois, trois chamois.
13h, dans la cuisine des Gachet, une armoire sculptée (de celle qu’on ne trouve pas à IKEA), des cloches un peu partout, une table pour une trentaine de personnes, entre les assiettes, des jouets en forme de vaches et des edelweiss sur les serviettes. Le fendant délie les langues. On rit de l’armailli de la vallée voisine qui a des rastas jusque dans le dos. On ne parle pas du prix du lait, on est là pour la fête. On parle du loup. Ce que j’en pense ? Oh, vous savez, un peu comme vous… On parle de biturées, «non de dieu, la secouée !». On jure que le cor des Alpes en carbone «sonne plastique». On mélange maintenant le Diolinoir de Chamoson et la dôle de Salquenen (on ne touche pas à la bouteille de Pepito citron). On avale d’un trait sa soupe aux légumes. On se marre. On s’empiffre de lard, de saucisson, de jambon…
Au-travers de la vitre, on voit le troupeau brouter paisiblement. Il repleut. Sur leur tête déteignent lentement les fleurs en papier.
15h, quand arrive sur la table les tartelettes au vin cuit, les bricelets, les merveilles au sucre et les petits verres de gnôle... on remercie Laurent Gachet d’être l’un de ces irréductibles qui refusent d’abdiquer, de tricher, de n’avoir pas remplacé la désalpe à l’ancienne par une sordide course en bétaillère.
(La Gruyère, 28.9.10)

jeudi 23 septembre 2010

“La reine? Une servante plutôt, qui fait des enfants, des gâteaux, des chaussettes de laine... Une Pénélope tricotant sa patience pendant qu’Ulysse navigue entre les vignes, ou quand il est solidement amarré au port de sa cave. La vigneronne se demande parfois si elle ne manque pas un peu à cet Ulysse qui a pris l’habitude de passer au large. Elle le connaît bien. Est-ce le ciel embrumé de ses longs hivers? C’est vrai que le soleil d’un sourire est plutôt rare sur son visage. C’est vrai qu’il emploie des mots trop importants, des phrases définitives. Elle aurait envie d’ajouter quelque chose, de ces mots de femme qui n’engagent pas la responsabilité de la commune, des mots qui caressent, refont le printemps : visage, épaule, tu as mal?, tu es fatigué?, enfant, je t’aime bien quand-même... Seulement, voilà, ils ne viennent pas, ces mots qui accompagnent. Elle les garde pour elle, poursuivant son monologue silencieux là-haut, au niveau des cuisines et des chambres. Elle en ferait une chanson de sollicitude, si elle savait, pour lui dire qu’elle est à côté de lui, qu’elle le plaint parfois comme on plaint l’enfant. Même ces jours où lui, le roi fragile, refait le monde ou le district. Quand il est sûr de lui comme un pape et important comme une autoroute.”
Emile Gardaz