jeudi 28 octobre 2010

Un spectacle de chants et de danses autour d'extraits de Notre Mer


Une mise en scène de Gérard Demierre
avec le choeur des Mouettes
la chanteuse El-Baze
le saxophoniste Antoine Auberson
et la comédienne Laurence Amy.

Les 6 et 7 novembre 2010
au Théâtre de Beausobre, à Morges.

lundi 25 octobre 2010

Privés de patrimoine culturel immatériel...

Cher Jean-Paul Perrin. « A quels enfants allons-nous laisser le monde ? », se demandait votre dernière chronique. Vous évoquiez, aux premiers rangs des préoccupations des jeunes, la consommation, la distraction... Ces mots - qui m’attendaient au retour d’un voyage d’études que j’organisais à Lisbonne pour une trentaine de gymnasiens - m’ont fait mal à leur adolescence.

Crises financière, écologique, identitaire, médiatique, familiale, etc. Asphyxie. Voilà ce que nous leur laissons. Très peu de place pour le rêve. La preuve par l’actualité française : ces jeunes – qui, il y a 40 ans, revendiquaient le pouvoir de l’imagination - descendent aujourd’hui dans la rue pour sauver, oui, leur pension de retraite.

Pourtant, durant ce séjour à Lisbonne, enfin affranchis de leurs contraintes scolaires (il faut être le meilleur), sportivo-artistiques (il faut être le meilleur) et parentales (rarement les meilleurs), ces jeunes se sont montrés curieux (volontaires pour des visites facultatives), ponctuels (malgré le déficit de sommeil), solidaires (de vrais amis pour l’étudiante malade), enjoués, dynamiques, respectueux...

C’était dans les dédales de l’Alfama, le vieux Lisbonne, à la Mesa de Frades, une minuscule gargote aux voûtes recouvertes d’azulejos, une des meilleures caves pour écouter du fado. Une jeune Lisboète s’est levée, a fait signe à ses deux guitaristes, a chanté. L’exil, l’amour, la mélancolie, le bonheur d’être triste, la saudade, ce « désir intense » pour ce qu'on aime, pour ce qu’on a perdu, pour ce qui pourrait revenir dans un avenir incertain.

Pas étonnant que ces gymnasiens en aient pris plein la gueule. Pas étonnant qu’aucun d’entre eux n’aient préféré filer en discothèque, histoire de consommer, se distraire.

Alors j’ai eu une pensée pour les marins du XVIème siècle, les inspirateurs du fado. J’ai eu une pensée pour Carlos et Manuel, les deux Portugais qui furent les employés de mon père. J’ai surtout eu une pensée pour ces jeunes, exilés de leur enfance, qui peinent encore à être eux-mêmes, peu réjouis à l’idée d’embrasser le monde que nous leur laissons, cet avenir incertain.

Et puis je me suis demandé quel est notre équivalent du fado. Dans quel lieu pourrais-je emmener ces jeunes, en Suisse, pour partager un tel art traditionnel, savourer à nouveau ce « désir intense », sans verser dans la consommation ou la distraction ?

Je crois que nous ne leur avons rien laissé de tel. Dommage.

(Journal de Morges, 29.10.10)

mardi 19 octobre 2010

Comment Nicolas Bouvier rend compte du monde

«Voyez les ânes qui triment si dur et bandent tout le temps», écrit-il dans son Poisson-scorpion… ou comment suggérer efficacement la misère sentimentale d’une population mâle.
L’humour donc, qui chez Nicolas Bouvier est moins un art aguicheur, un outil de séduction, qu’un objet de connaissance, une distance poétique qui apporte une compréhension sensible du monde, rappelant en cela un certain Rabelais («esbaudissez-vous, mes amours, et gaiement lisez le reste»), surtout ce vieux Montaigne («la visite des pays estrangers, non pour en rapporter combien le visage de Neron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille medaille, mais pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy»)... Plutôt que d’invention, il s'agit donc plutôt d’un retour aux sources, d’un voyage aux origines de la littérature humaniste.
Autre trait distinctif de Nicolas Bouvier : c’est un écrivain qui emprunte la place d’un aventurier, et non l’inverse. Il n’est pas de ces baroudeurs (autoproclamés) qui ne résistent (hélas) pas aux sirènes de l’écriture. Chez lui, le récit de voyage n’est pas une affirmation de soi, mais au contraire, sa dilution : «sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot» (Le Poisson-scorpion). La force de ses écrits réside dans ce besoin de voyager «en garde basse», d’exister le moins possible, de rentrer plumé, rincé, élimé, érodé, éprouvé, vidé, dépouillé, poncé, écorné, purgé, essoré, allégé, abruti, effacé, usé (ce sont ses mots), ou dans une technique d’écriture qui adopte cette manière d’être : point de vue neutre, prise de notes minutieuse, narrateur effacé, énumérations dépersonnalisées, phrases infinitives, pronoms indéfinis, intervertis, etc.
Au final donc, l’humour et la disparition, peut-être nos deux principales dettes envers celui qui a su remplacer, dans la mal nommée littérature de voyage, le défi par l’humour et l’aventure par la poésie.
(Matricule des Anges, novembre 2010)