jeudi 10 novembre 2011

Esprit de Noël ?


Décembre, les vitrines veulent à tout prix être les premières à nous l’annoncer, cette «bonne nouvelle», du moins avant la concurrence, à grand renfort de rennes lumineux, s’il le faut, de flocons à ventouse, de…
Retour aux sources.
Bethlehem, en Cisjordanie, bientôt en Palestine libre, inch’Allah. La ville compte très peu de vitrines, assez toutefois pour que le merchandising de la Nativité s’épanouisse sous le flux de touristes tous plus ou moins pèlerins.

Dans la basilique de la Nativité, voilà une heure que j’attends (certains attendent bien depuis 2'000 ans), dilué dans une horde d’Américains qui n’ont rien de Gaspard, de Melchior, et encore moins de Balthazar. Je fais la file pour visiter la grotte de la Nativité où est incrustée une croix d’argent à 14 branches marquant l’endroit (supposé) de la naissance du Christ.
Esprit de Noël, es-tu là ? Bof. Dans la basilique, Arméniens, Orthodoxes et Catholiques se disputent le moindre centimètre carré. Un vrai partage chrétien. Ainsi, dans ladite grotte, six lanternes appartiennent aux Orthodoxes, cinq aux Arméniens et quatre aux Catholiques. Pas une de plus.
En face de la basilique, sur la place de la Crèche, un panneau propose en trois langues un «guide touristique de l’occupation». Vrai qu’en plein cœur de Bethlehem, un «mur de Sécurité» de huit mètres de haut coupe un quartier en deux et isole les grands-oncles du Christ de ses petits-cousins, les Juifs des Musulmans…
Peut-être faut-il remonter davantage le cours du temps ? À trente kilomètres de là se trouve la ville de Hébron, où Adam, Eve et Abraham seraient enterrés. Seulement voilà, deux voies distinctes mènent au tombeau de ce dernier. L’une m’est interdite, c’est celle de la synagogue (on célèbre la Sukkot). Le passage de la mosquée, lui, est ouvert. Arrivé devant le tombeau d’Abraham, j’observe des Musulmans se recueillir à quelques centimètres des Juifs. Se recueillir sur un même corps, mais venus selon deux chemins distincts, et séparés par une parois épaisse !
Dans les rues, Hébron ressemble à son tombeau. La ville n’a qu’un cœur, mais il est partagé en deux : d’un côté, un marché palestinien très animé, de l’autre, une ville fantôme abritant quelques Juifs ultra-orthodoxes, entre deux, 4’000 soldats israéliens…
Esprit de Noël, tu es las.
Alors je me demande ce qu’il y avait avant Mahomet, Jésus, Abraham, Eve et Adam. Et si c’était justement ce fameux «esprit», un paradis peuplé de rennes lumineux où tombent des flocons à ventouse ?
(JdeM, 10.11.11)

lundi 24 octobre 2011

Au-delà des urnes

J’avais commis une chronique politique, une de plus, pour répéter, entre autre, que la Suisse va bien, sa monnaie, ses universités, sa dette, son tout petit chômage, vraiment pas de quoi prendre peur, et voter sécuritaire en cette période d'élections fédérales.

Au contraire, plutôt de quoi afficher sa fierté, en format mondial. «Les Suisses votent UDC», pour les uns. «Les Suisses qui sont heureux votent PDC», pour les autres. «Par amour de la suisse», pour le PLR...

Parmi ces candidats aux sourires crispés qui colorent nos campagnes, j’avais surtout envie de distinguer les patriotes des nationalistes. L’amour d’un pays du repli sur soi. La chance consciente de vivre ici de la méfiance, l’exclusion. J’avais rédigé 2’000 signes, les avais relus, m’apprêtais à les envoyer au journal…

… quand tout cela m’est paru vain. Alors j’ai glissé dans une enveloppe une liste aussi panachée que hasardeuse, sans connaître le centième des 3472 candidats, et sachant que la participation ne dépassera de toute manière pas les 50%.

Puis j’ai préféré glisser ici des mots plus solides. Un vrai programme politique ! Des bribes de sagesse que l'on dit avoir déchiffrées dans une église de Baltimore, en 1692 :

« Allez tranquillement parmi le vacarme et la hâte et souvenez-vous de la paix qui peut exister dans le silence. Sans aliénation, vivez, autant que possible en bons termes avec toutes les personnes. Dites doucement et clairement votre vérité. Evitez les individus bruyants et agressifs, ils sont une vexation pour l'esprit. Ne vous comparez avec personne : il y a toujours plus grands et plus petits que vous. Jouissez de vos projets aussi bien que de vos accomplissements. Soyez vous-même. Surtout, n'affectez pas l'amitié. Non plus ne soyez pas cynique en amour car, il est, en face de tout désenchantement, aussi éternel que l'herbe. Fortifiez une puissance d'esprit pour vous protéger en cas de malheur soudain. De nombreuses peurs naissent de la fatigue et de la solitude. Au delà d'une discipline saine, soyez doux avec vous-même. Quels que soient vos travaux et vos rêves, gardez dans le désarroi bruyant de la vie, la paix de votre cour. Avec toutes ses perfidies et ses rêves brisés, le monde est pourtant beau. Tachez d'être heureux. »

(JdeM, oct 2011)

samedi 1 octobre 2011

Lire local, penser global

Vous étiez 35'000 curieux à rendre visite aux 280 écrivains du «Livre sur les quais» à Morges. Invraisemblable ! Et si maintenant, au lieu de succomber aux 10 best-sellers de cette rentrée littéraire, vous vous aventuriez dans les belles surprises suisses romandes de l’année écoulée ?


Pour commencer, trois jeunes plumes, trois délicieux recueils de textes courts (le format idéal pour la vie qu’on mène ?) :
Ainsi les Chroniques de l’Occident nomade (Paulette, 2011) d’Aude Seigne, une Genevoise de 26 ans qui ne semble vivre que pour voyager, écrire, lire et aimer. Une multitude de pays, dans le désordre, du rythme, un regard, de l’humilité, de l’intime, de la sensualité ; à lire de préférence à haute voix à un être aimé.
A découvrir aussi, les contes d’Amérique latine du Veveysan Reynald Freudiger, 32 ans. Son recueil Angeles (Aire, 2011) rassemble une dizaine de monologues caustiques où se côtoient un sans-papier bolivien, une avorteuse professionnelle, un kidnappé rongé de remords, un touriste dégueulasse… le tout nourri de ce réalisme magique propre à la littérature sud-américaine.
La Petite Collection d’instants-fossiles (Hèbe, 2010) d’Antoinette Rychner, Neuchâteloise de 32 ans, réunit 25 nouvelles qui sont autant de voyages minuscules, de microfictions, de gros plans sur ces instants où notre quotidien bascule, déchirures ou réconciliations… Sachez qu’elle travaille en ce moment à son prochain livre, seule, dans un phare breton, sans eau, ni électricité…
Je n’oublie pas les valeurs sûres. La Cour des Grands (Campiche, 2010) de Jacques-Etienne Bovard imagine la cohabitation fortuite d’un auteur qui se veut nobélisable et d’autres dits «de romans de gare» : une jouissive satire des petits mondes d’écrivains ; l’histoire aurait pu avoir pour décor le «Livre sur les quais»...
Dans un tout autre style, Un Roi (Grasset, 2011) de Corinne Desarzens. Ce «roi» est un requérant d’asile érythréen. L’auteur a fait sa connaissance dans un abri atomique de Nyon, puis effectué trois voyages en Ethiopie, pour avoir le cœur net. Son Roi se dévore, révolte, peut parfois donner envie de déchirer les affiches «Stopper l’immigration massive», permet surtout de faire un grand pas dans la compréhension de l’autre.
Bonne lecture !

mardi 23 août 2011

Retour au pays natal...

Discours prononcé lors de l'Abbaye de Villars-sous-Yens, mon village natal, en juillet 2011 :

Monsieur l’abbé président,

Messieurs les agriculteurs, mesdames les agricultrices, monsieur le Pasteur, monsieur l’expert-comptable, madame la sage-femme, monsieur le doyen, mademoiselle l’étudiante en Lettres, monsieur le garagiste deux-roues, madame la femme au foyer, monsieur le chômeur en fin de droit, messieurs les députés, madame la syndique, mademoiselle la Juge de Paix, mesdames qui avez décoré vos maisons pour l’occasion, messieurs qui craignez d’être roi à la cible Boiron, bien chères demoiselles d’honneur, messieurs-dames les bénévoles,

Enfin, et pour n’oublier personne : messieurs-dames qui avez voté OUI le 13 février dernier, messieurs-dames qui avez voté NON le 13 février dernier, et messieurs-dames qui avez préféré ne pas aller voter, car ce dimanche 13 fut le seul dimanche ensoleillé de février,

Il me faut tout d’abord saluer l’ouverture d’esprit de ce Comité qui a osé laisser le micro à un scribouillard qui met trop de politique dans ses chroniques du Journal de Morges, laisser le micro à un Bernois de troisième génération, pire, laisser le micro… à un objecteur de conscience.

Mais voilà, pour la première fois de ma vie, il y a une semaine, je suis allé tirer.

Je veux dire, vraiment tirer, tirer avec une arme de guerre, une arme swissmade prévue pour des combats de type « guérilla », une arme proposée, sous différentes versions, à l'exportation…

Vous le saviez, ou le savez maintenant : vous n’avez pas devant vous le plus fervent militariste que compte cette Confédération. Je ne suis pas non plus le plus compulsif des collectionneurs d’armes, ni le Winkelried de la prochaine invasion.

A la réflexion, c’est peut-être dû au fait d’avoir vu des armes justement tirer dans autre chose que des cibles, en Afghanistan, au Tchad, au Yémen, au Pakistan, au Liban, en Algérie, bref, un peu partout sur cette Merveille que l’on appelle Terre.

Mais je m’égare. Pour la première fois de ma vie donc, samedi dernier, je suis allé tirer.

Sur le coup des 10 heures, j’ai garé devant la ferme de mes parents, en face de l’épicerie de Villars-sous-Yens, ai continué à pied à travers vigne, ai atteint le verger du Pré de Fontaine. Et là, sous un Hedelfingen aux bigarreaux épargnés, sous un ciel paisible, foulant une prairie d’herbes folles, de fleurs bleues et d’insectes hyperactifs, bercé par les éclats de rire d’une famille nombreuse venue faire de l’auto cueillette, le chant polyphonique des oiseaux et… les détonations du stand de tir… je me suis demandé : « est-ce que jouer du fusil d’assaut dans la forêt est vraiment l’occupation appropriée pour ce premier samedi estival de l’année ? ».

Arrivé sur le chemin du Moulin, apercevant au loin le stand, je me suis soudain souvenu que gamin (c’était quand même le siècle dernier), gamin donc, j’aimais ramasser les douilles vides qui traînaient dans l’herbe ; c’était mon trésor de pirate.

M’approchant du stand, l’odeur de la poudre a titillé un autre pan de ma mémoire. L’abbaye justement, quand j’avais la haute responsabilité d’imprimer les résultats des tirs, comme secrétaire. Ce dont je me rappelle le plus, ce sont les sandwichs mous et les Coca-colas que l’on nous offrait à volonté.

Au moment de passer sous la tente du stand, attiré par le joyeux brouhaha des tireurs, c’est un dernier flash qui m’a mis le sourire aux lèvres. Mon père.

Non, pas la fois où il fut vice-roi, par une chance invraisemblable : deux 100, accompagnés d’un 27, d’un 43 et d’un 35.

Non, plutôt la fois où, Don du Ciel, il obtint la distinction. Mon père, vous le saviez, ou le savez maintenant, n’est pas non plus le Winkelried des Sécherons. Obtenir cette médaille tenait pour lui du miracle. Il l’avait donc très abondamment fêtée, célébrée, festoyée et arrosée. Ce fut donc un papa en pleine forme que nous retrouvions en fin d’après-midi à la maison. Alors, c’était devenu la valeur étalon. Quand mon père a les yeux plus brillants que d’ordinaire, on dit : « tiens, il a sa demi médaille». Si la situation empirait, en course de Chœur mixte, par exemple, il aurait déjà presque sa « trois-quart de médaille»…

Bref, au moment de saluer les tireurs du stand, j’étais ce samedi-là un peu ému.

Voilà peut-être, aussi, pourquoi j’ai tout fait de travers. J’ai donné du « bonjour » à ceux qui attendaient du « salut ! ». J’ai commandé une bouteille de rouge alors que tout le monde était au blanc. Et, j’ose à peine le dire, j’ai appelé « collier » ce qui est en vérité une cravate américaine.

Le fait est que j’y ai retrouvé Villanchet (dont j’ignorais le statut dans la hiérarchie complexe de l’Abbaye, mais que j’avais croisé à la Pontaise lors de la promotion du LS), j’y ai aussi retrouvé Bertrand, le greffier (qui était mon ancien chef cadet, dans la très fameuse troupe de Yens), retrouvé aussi Leuba (dont le récit de son année de voyage en Amérique du sud m’avait parlé), mon oncle Hans (qui avait déjà sa distinction discrètement épinglée sous la poche de sa chemise), mon cousin Rémy (qui a eu la patience de m’expliquer comment ajuster les deux cercles du viseur sur le noir de la cible), Lambelet junior (qui m’a trop brièvement raconté l’épique voyage de la Jeunesse de Villars-sous-Yens au Mexique), les inséparables Maurice et Félix (déçus en bien par la nomination du fantasque Pierre Keller à la tête des vins vaudois), Daniel (qui m’a détaillé la composition de son fameux « salami Martin »), sa femme Patricia (qui tirait aussi, mais m’a avoué sursauter encore à chaque détonation), et puis le fiston, Pascal (qui avait ce jour-là un magnifique T-shirt « survivant de l’Oktoberfest de Munich »), enfin, je la fais court, enfin donc, l’incontournable Athanase (qui a accompli l’exploit d’évoquer, dans ce stand de tir, le nom du philosophe allemand Nietzsche)…

Et bien la vérité, c’est que mes huit misérables cartouches tirées à la va-vite ont eu bien moins « d’impact » que le plaisir de ces retrouvailles « en rafale ».

Et, après autant de verres de blanc que de cartouches gâchées - avec des ananas au Kirsch pour couronner le tout - je regagnais mon chez-moi, heureux, avec le sourire jusque là. Peut-être le « quart de médaille », pour vous situer…

Si je vous raconte ainsi ma vie, c’est qu’il y a une raison.

J’aime partir, aller voir ailleurs (c’est une expression, Mademoiselle la Juge de Paix). Pourtant, en voyageant, je me suis toujours réjoui de revenir au pays. Le voyage, c’est le meilleur moyen de prendre conscience de ce qui nous a fait partir (ce qu’on ne supporte plus « ici »), mais aussi de ce qui nous manque sur la route (ce dont on ne peut se passer et qui ne se trouve qu’« ici »).

Le voyage est aussi l’occasion de se poser la question : « où emmènerais-je un ami étranger pour lui montrer ce qu’est ma Suisse, ce que c’est qu’un Vaudois, ce qu’est Ma culture, Mes traditions ? ».

Je ne sais pas, vous, où l’emmèneriez-vous, cet ami étranger qui viendrait en Suisse pour la première fois ? Au Musée militaire ? A la résidence d’écriture de Montricher ?

Voilà peut-être pourquoi j’avais voulu ensuite revisiter mon patrimoine, ma « suissitude », me reconnecter au terroir. Voilà pourquoi, il y a quelques années, j’avais revêtit l’habit du moutonnier durant quelques mois dans les Alpes vaudoises.

Et vrai qu’à la fin octobre, au moment de la désalpes, dans ma bouche, le mot « tradition » avait mûri. J’avais pris conscience qu’on peut se dire libertaire et être sensible à la tradition. Que des raccourcis existent pour nous rapprocher des siècles derniers. Que la tradition sent parfois le renfermé et la régression, mais que c’est un pays supplémentaire, à portée de main, qui réunit le passé et le futur d’une communauté.

Vous l’avez peut-être lu dans la « Feuille », le canton de Vaud est en train de dresser un inventaire de son patrimoine « immatériel », pour le compte de l’UNESCO. Le « patrimoine immatériel », c’est ce qui touche à la tradition orale, aux coutumes, aux savoir-faire, les danses, les chants, etc. On proposera donc peut-être la Fête des vignerons, le patois, les lotos, la recette des bricelets, le guet de la cathédrale, les découpage du Pays d’en Haut, le répertoire d’Alain Morisod, qui sait ?

Mais comme souvent, l’Unesco s’y prend mal. Et passe à côté d’un principe essentiel : la tradition, c’est la transmission des flammes, et non la conservation des cendres.

Le grand défaut de cet inventaire, c’est de vouloir mettre le monde sous cloche, en musées (il y a déjà plus de 700 musées en Suisse !). Mais pour qu’une tradition se perpétue, elle doit rester vivante, évolutive et féconde. Toute tradition est un joyeux foutoir de statuts bricolés, d’habitudes rapiécées et d’avenir incertain…

Pour parler de ce qui nous réunit aujourd’hui, je ne crois pas qu’il suffise de faire figurer, dans la liste de l’UNESCO, la prise du drapeau du samedi (ou le Picoulet du lundi soir) pour que ces traditions se perpétuent à jamais.

Rien ne sert d’attirer des cars de touristes avides de traditions, comme c’est le cas maintenant avec les fêtes de la désalpe ; mieux vaut, le jour de l’Abbaye, repeupler enfin cette place du village, occuper la rue, se surprendre à être ému lors du couronnement des rois, serrer la main de celui avec qui on avait joué à la fanfare il y a 10 ans, retrouver celui avec qui on avait fait Marcelin il y a 20 ans, rire avec celle dont on était éperdument amoureux il y a 30 ans, et refaire le monde sous la cantine jusqu’à pas d’heure.

Pour en revenir à mon « dépucelage » du fusil d’assaut, je suis maintenant tout à fait convaincu que ces huit cartouches gâchées n’étaient qu’un prétexte, l’essentiel étant, encore une fois, le plaisir de retrouvailles en rafale. Que le facteur humain surpasse le conflit idéologique de l’objecteur de conscience. Qu’une abbaye est un magnifique « liant » social. Et que ces liants sociaux sont justement, au final, le meilleur moyen de ne plus jamais utiliser une arme pour autre chose que pratiquer un hobby, tirer dans une cible.

Car peut-être bien que les tirs obligatoires ont moins de retombées humaines qu’une telle fête volontaire et bénévole. Peut-être bien que l’odeur de la poudre ne vaudra jamais celle de la traditionnelle langue aux câpres. Qu’une douille en laiton ne supplantera jamais un gobelet en étain rempli d’un de ces étonnants vins de Morges. Et qu’un tir cantonal ne remplacera jamais une amicale gonflée fédérale…

Alors, j’aimerais lever mon verre - si vous y tenez, à l’armée et à la patrie - mais surtout à ce qui fait que nous sommes tous réunis cet après-midi sous le même toit, face-à-face, coude-à-coude :

A cette tradition qui nous lie,

Et à ce lien qui fait la tradition,

Que la Fête soit belle !

Et celle de 2014 tout autant !

lundi 6 juin 2011

Tout miser sur l’imprévisible

A l’ère de la Modération, cette volonté de stabiliser, de réduire les hauts et les bas de la vie, comment concevoir la crise des subprimes, les révolutions arabes ou la sordide affaire DSK ?

« Considérez le grain de poivre et mesurez la force de l’éternuement », dit un proverbe persan. Et franchement, qui aurait pu prévoir qu’un petit marchand de rue tunisien sache chasser un dictateur, puis deux, puis trois ou quatre ? Et à quoi le monde arabe ressemblera-t-il dans dix ans ?

Qui aurait misé un centime sur un DSK menotté en route pour la prison de Rykers Island ? Et quelles en seront les conséquences pour la France et le FMI ? Enfin un directeur issu d'un pays émergeant ?...

Il faut (re)lire Nassim Nicholas Taleb, l’auteur du best-seller Le Cygne noir (ce titre rappelle que les Européens avaient toujours cru que tous les cygnes étaient blancs… avant d’en découvrir des noirs en Australie). Pour cet ancien trader, l’homme n’est habitué à concevoir l’avenir qu’à la lumière du passé. Eduqué à appliquer des théories simples à des réalités confuses, il voit le monde comme une courbe de Gauss, avec quelques rares extrêmes de part et d’autre d’une grande masse stable. Pourtant, ce sont le plus souvent l'inconnu et l’improbable qui guident nos destinées.

Taleb prend l’exemple cocasse d’une dinde de Thanksgiving : bien nourrie et choyée en vue de la Fête, elle pourrait en déduire que la vie est douce… mais du jour au lendemain, la voilà dans une casserole !

L’homme n’est pas si différent, que ce soit pour le pire (« le cancer, ça n’arrive qu’aux autres… »), ou le meilleur (« moi, le coup de foudre ? »). Il a un besoin insatiable de rationnaliser son environnement. Conditionné pour s’adapter à une société de cygnes blancs, il efface artificiellement toute pensée volatile. Mais l’actualité de ces derniers mois semble confirmer qu’à trop vouloir stabiliser, tout finit par exploser :

Les états ont voulu réguler le marché en procédant à des renflouements, en créant des entreprises trop grosses pour sombrer. Au final ? Une crise mondiale.

L’Occident a soutenu des régimes dictatoriaux pour éviter d’hypothétiques débordements islamistes. Au final ? Des révolutions en cascade.

Les médias ont construit un présidentiable, directeur du FMI, marié à une femme belle et intelligente. Au final ?…

Bien. Qu’en conclure ? Qu’il faut peut-être laisser plus de place à l’imprévu. Accepter que la vie, c’est avant tout du désordre. Et écouter Rousseau : « un peu d’agitation donne du ressort aux âmes, et ce qui fait vraiment prospérer l’espèce est moins la paix que la liberté ».

mercredi 4 mai 2011

Carte postale d’Indonésie

Honte à moi, gagner l’Indonésie, le plus grand pays musulman du monde... en pleines fêtes de Pâques !

Histoire de me faire pardonner, recevez cette carte postale en forme de chronique.

Sur le recto, la photo d’un pauvre bougre, la tignasse poussiéreuse, un foulard lui protégeant le visage, torse nu, en tongs. En équilibre sur ses épaules trouées, deux fois quarante kilos de souffre. Et il souffre, justement, en gravissant le cratère du volcan Ijen. Derrière lui, un lac turquoise, acide, et des effets fumigènes ma foi très photogéniques. La misère humaine et la beauté du monde. Du contraste, du pathos, de l’esthétique, du tragique, la photo dont rêve en somme tout voyageur...

Sur le verso de la carte, une adresse, la vôtre, et sur le timbre… j’aurais volontiers vu un Papou luttant avec ses flèches contre une société minière… mais n’ai trouvé que le portrait défraîchi d’un président mort depuis longtemps. Enfin, sur la gauche, quelques lignes quasi illisibles :


« Un grand bonjour d’Indonésie ! En bon Suisse, j’ai pris le parti de l’altitude, et suis tombé amoureux des volcans. Un amour polygame… puisque le pays en compte plus de 400 !

Dans le cratère de l’Ijen, j'ai essayé de soulever la charge de souffre d’un porteur décharné, en vain. Il m’a souri, je me suis senti tout petit.

Sur l’arrête du Bromo, j’ai entendu gronder les entrailles de la terre et vu s’élever d’immenses colonnes de fumée, je me suis senti très vivant.

Aujourd’hui, je suis allé voir les paysages de cendre qu’ont laissés les éruptions meurtrières du Merapi ces derniers mois. J’y ai rencontré Adhi. Qui a mon âge. Qui a perdu son père dans la catastrophe, et puis sa maison, et puis sa récolte. Adhi vend donc aux touristes de mon acabit des DVD artisanaux du désastre. Il me sourit, me demande comment je trouve l’Indonésie. Et je me sens bien con.

Du tourisme noir. Morbide, macabre. Il est temps de rentrer, je crois, et m’occuper de mes propres catastrophes… »


Car dans le cybercafé de Jogjakarta (un tremblement de terre y a fait 5’782 morts en 2006) d’où j’envoie cette chronique, je lis dans les gros titres de la presse helvétique : Repas maigre pour les vaches suisses, Les tomates rougissent, les rivières tarissent, etc.

Le philosophe avait raison, il faut cultiver notre jardin.

jeudi 24 février 2011

Bravo, mon cher Ashraf ! Et pardon.

Les Egyptiens raffolent des plaisanteries. Ashraf, hilare, avant même d’avoir commencé. L’histoire de deux chiens qui crient famine au Caire. L’un part tenter sa chance en Libye. Quand il revient, un an plus tard, le visage bouffi et un collier en or autour du cou, son ami s’étonne : pourquoi t’es rentré ? Et ce dernier de répondre : juste pour aboyer un bon coup ! Ashraf plié en deux.

Au printemps 2008, j’entrais en Libye, juste avant l’affaire Hannibal (qui m’aurait fermé les portes du pays). Je me souviens. Les bakchichs de la douane de Ras al-Jedir, l’obligation d’être «escorté» par un guide officiel, les véhicules estampillés «Tourism security» qui veillaient au respect de la procédure, l’interdiction de photographier les affiches du Guide, l’interdiction même de prononcer son nom.

Les Libyens ne se confiaient pas facilement à l’étranger. Je rencontrais davantage d’Africains subsahariens qui trimaient, non plus pour gagner l’Europe, mais pour rejoindre leur pays natal et fuir l’enfer libyen. Quelques Tunisiens, de petits contrebandiers. Et des meutes d’Egyptiens, souvent clandestins, toujours miséreux (à Tripoli, une charmante Lucernoise, du Haut Commissariat pour les Réfugiés, m’avait dit ses difficultés à travailler dans un pays qui n’a pas ratifié la convention… sur les réfugiés).

J’avais goûté au bon air du rif marocain, retrouvé la grâce algérienne et traversé trop vite la Tunisie : trois pays à la dictature discrète. L’autocratie libyenne avait au moins le mérite d’être claire !

J’allais vivre ensuite deux mois au Caire, où grondait la «crise du pain», où la corruption et la répression étouffaient toute velléité de changement…

Aujourd’hui, le monde arabe nous dispense une belle leçon de vie, de courage, de liberté. Le peuple est roi. Il s’agenouille encore devant Dieu - «islam», en arabe, signifie «soumission» - plus devant les tyrans !

Mais trêve d’angélisme.

Si Ashraf était là, il cesserait ses plaisanteries pour me rappeler que Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et

Bouteflika n’ont fait que poursuivre le pillage que les colons européens avaient initié. Que nos diplomaties les ont soutenus, prétextant leur lutte exemplaire contre la chimère terroriste et l’immigration devenue anxiogène. Que nous avons tous bronzé idiot, à Djerba ou à Charm el-Cheikh, sans deviner ce qui se tramait derrière le sourire crispé du petit personnel. Que nous avons dépouillé le peuple algérien de son gaz, le peuple libyen de son pétrole, dénaturé le littoral tunisien, et fait fructifier dans nos banques les 50 milliards de Moubarak.

mercredi 12 janvier 2011

Vous indignez-vous ?

Indignez-vous ! : vous n'avez pu échapper au best-seller du mois de décembre (le cadeau de Noël idéal), un tout petit pamphlet (20 pages) de Stéphane Hessel, 93 ans, l'homme de la Résistance, des Droits de l'Homme, de la décolonisation, de la lutte pro-palestinienne, etc.

J'ai alors voulu partager cela avec une vingtaine de jeunes âgés de 16-18 ans. Leur a-t-il parlé ? L'ont-ils aimé ? Le recommanderaient-ils à leurs amis ? Non, non et non. Trop moralisateur, trop passéiste, trop naïf... Et bien, jeunes gens, à vos plumes !

"Je m'indigne contre ma mère : un esprit sain dans un corps sain. Et contre mon père : métro, boulot, dodo..."

"Il faut avoir son bac, sans lequel il est dur de gagner du pognon. Le pognon, tout tourne autour de ça dans cette société..."

"Le premier drame qui m'a marquée est l'attentat du 11 septembre, j'avais presque 8 ans..."

"On pose ses fesses sur une chaise et on subit. Ce n'est plus l'école, mais pas encore l'université. Ce n'est plus la balançoire, mais pas encore l'autonomie. C'est le purgatoire..."

"L'autorité est le plus inconcevable des fléaux. C'est inadmissible d'être assistés comme nous assistent les gouvernements, les professeurs, les patrons, la police..."

"Un train de vie insipide. Tu écoutes la radio : six morts dont une fillette de 9 ans, un tueur fou... Alors tu changes la fréquence, même sujet, mais tu apprends qu'une dame a risqué sa vie pour arrêter le tueur fou. Alors toi aussi, tu essaies..."

"L'indignation est accessible aux courageux, téméraires, aventuriers, révolutionnaires, fous, malades, soldats, résistants, et au peuple..."

"Cette société me tue, me rend plus dure. 18 ans, c'est l'âge de la dépression. De toute façon, c'est passager et tout le monde s'en tape..."

"On a déjà essayé et ça n'a pas marché, on n'est pas prêt de recommencer..."

"Je m'indigne contre le racisme et me surprends à changer de trottoir à la vue d'un homme noir à capuche..."

"Je vais leur montrer que ce n'est parce qu'ils m'ont conçu que je dois les aimer, les vénérer. Aujourd'hui, je commence ma vie. Plus rien à faire de leur avis..."

"Avoir le lait, le beurre et l'argent du beurre (pour les plus malins, se taper la fermière aux gros seins). Les gens honnêtes, ce sont eux qui se font bouffer. Pour garder la tête hors de l'eau, tu dois baiser ton voisin..."

"Je m'indigne contre la lassitude générale, cette jeunesse centrée sur elle-même qui pense n'avoir rien à apprendre. Les mouvements punks et hippies défendaient une cause. Les mouvements d'aujourd'hui n'ont qu'un simple but esthétique..."

"On a tous envie de lutter, de faire quelque chose contre le chaos. Mais quelque chose nous en empêche. Peut-être la fainéantise, ou la timidité. 16 ans, c'est l'âge où on aimerait s'indigner..."

"Je m'indigne contre le temps qui passe, se déroule, se décuple et nous rapproche de la fin..."

"Je m'indigne contre ceux qui s'indignent. Et ce n'est pas ce qui manque. S'indigner, ça donne de la contenance, ça montre qu'on lit le journal, qu'on s'intéresse aux autres... Je décide de ne pas m'indigner..."

"Profitons, positivons, oui, soyons optimistes et faisons les bons choix, profitons, oui, profitons. Stop à l'indignation et place à l'optimisme, à la joie de vivre, oui, car trop penser tue..."

Stéphane Hessel, Indignez-vous !, éd. Indigène, 2010