mardi 23 août 2011

Retour au pays natal...

Discours prononcé lors de l'Abbaye de Villars-sous-Yens, mon village natal, en juillet 2011 :

Monsieur l’abbé président,

Messieurs les agriculteurs, mesdames les agricultrices, monsieur le Pasteur, monsieur l’expert-comptable, madame la sage-femme, monsieur le doyen, mademoiselle l’étudiante en Lettres, monsieur le garagiste deux-roues, madame la femme au foyer, monsieur le chômeur en fin de droit, messieurs les députés, madame la syndique, mademoiselle la Juge de Paix, mesdames qui avez décoré vos maisons pour l’occasion, messieurs qui craignez d’être roi à la cible Boiron, bien chères demoiselles d’honneur, messieurs-dames les bénévoles,

Enfin, et pour n’oublier personne : messieurs-dames qui avez voté OUI le 13 février dernier, messieurs-dames qui avez voté NON le 13 février dernier, et messieurs-dames qui avez préféré ne pas aller voter, car ce dimanche 13 fut le seul dimanche ensoleillé de février,

Il me faut tout d’abord saluer l’ouverture d’esprit de ce Comité qui a osé laisser le micro à un scribouillard qui met trop de politique dans ses chroniques du Journal de Morges, laisser le micro à un Bernois de troisième génération, pire, laisser le micro… à un objecteur de conscience.

Mais voilà, pour la première fois de ma vie, il y a une semaine, je suis allé tirer.

Je veux dire, vraiment tirer, tirer avec une arme de guerre, une arme swissmade prévue pour des combats de type « guérilla », une arme proposée, sous différentes versions, à l'exportation…

Vous le saviez, ou le savez maintenant : vous n’avez pas devant vous le plus fervent militariste que compte cette Confédération. Je ne suis pas non plus le plus compulsif des collectionneurs d’armes, ni le Winkelried de la prochaine invasion.

A la réflexion, c’est peut-être dû au fait d’avoir vu des armes justement tirer dans autre chose que des cibles, en Afghanistan, au Tchad, au Yémen, au Pakistan, au Liban, en Algérie, bref, un peu partout sur cette Merveille que l’on appelle Terre.

Mais je m’égare. Pour la première fois de ma vie donc, samedi dernier, je suis allé tirer.

Sur le coup des 10 heures, j’ai garé devant la ferme de mes parents, en face de l’épicerie de Villars-sous-Yens, ai continué à pied à travers vigne, ai atteint le verger du Pré de Fontaine. Et là, sous un Hedelfingen aux bigarreaux épargnés, sous un ciel paisible, foulant une prairie d’herbes folles, de fleurs bleues et d’insectes hyperactifs, bercé par les éclats de rire d’une famille nombreuse venue faire de l’auto cueillette, le chant polyphonique des oiseaux et… les détonations du stand de tir… je me suis demandé : « est-ce que jouer du fusil d’assaut dans la forêt est vraiment l’occupation appropriée pour ce premier samedi estival de l’année ? ».

Arrivé sur le chemin du Moulin, apercevant au loin le stand, je me suis soudain souvenu que gamin (c’était quand même le siècle dernier), gamin donc, j’aimais ramasser les douilles vides qui traînaient dans l’herbe ; c’était mon trésor de pirate.

M’approchant du stand, l’odeur de la poudre a titillé un autre pan de ma mémoire. L’abbaye justement, quand j’avais la haute responsabilité d’imprimer les résultats des tirs, comme secrétaire. Ce dont je me rappelle le plus, ce sont les sandwichs mous et les Coca-colas que l’on nous offrait à volonté.

Au moment de passer sous la tente du stand, attiré par le joyeux brouhaha des tireurs, c’est un dernier flash qui m’a mis le sourire aux lèvres. Mon père.

Non, pas la fois où il fut vice-roi, par une chance invraisemblable : deux 100, accompagnés d’un 27, d’un 43 et d’un 35.

Non, plutôt la fois où, Don du Ciel, il obtint la distinction. Mon père, vous le saviez, ou le savez maintenant, n’est pas non plus le Winkelried des Sécherons. Obtenir cette médaille tenait pour lui du miracle. Il l’avait donc très abondamment fêtée, célébrée, festoyée et arrosée. Ce fut donc un papa en pleine forme que nous retrouvions en fin d’après-midi à la maison. Alors, c’était devenu la valeur étalon. Quand mon père a les yeux plus brillants que d’ordinaire, on dit : « tiens, il a sa demi médaille». Si la situation empirait, en course de Chœur mixte, par exemple, il aurait déjà presque sa « trois-quart de médaille»…

Bref, au moment de saluer les tireurs du stand, j’étais ce samedi-là un peu ému.

Voilà peut-être, aussi, pourquoi j’ai tout fait de travers. J’ai donné du « bonjour » à ceux qui attendaient du « salut ! ». J’ai commandé une bouteille de rouge alors que tout le monde était au blanc. Et, j’ose à peine le dire, j’ai appelé « collier » ce qui est en vérité une cravate américaine.

Le fait est que j’y ai retrouvé Villanchet (dont j’ignorais le statut dans la hiérarchie complexe de l’Abbaye, mais que j’avais croisé à la Pontaise lors de la promotion du LS), j’y ai aussi retrouvé Bertrand, le greffier (qui était mon ancien chef cadet, dans la très fameuse troupe de Yens), retrouvé aussi Leuba (dont le récit de son année de voyage en Amérique du sud m’avait parlé), mon oncle Hans (qui avait déjà sa distinction discrètement épinglée sous la poche de sa chemise), mon cousin Rémy (qui a eu la patience de m’expliquer comment ajuster les deux cercles du viseur sur le noir de la cible), Lambelet junior (qui m’a trop brièvement raconté l’épique voyage de la Jeunesse de Villars-sous-Yens au Mexique), les inséparables Maurice et Félix (déçus en bien par la nomination du fantasque Pierre Keller à la tête des vins vaudois), Daniel (qui m’a détaillé la composition de son fameux « salami Martin »), sa femme Patricia (qui tirait aussi, mais m’a avoué sursauter encore à chaque détonation), et puis le fiston, Pascal (qui avait ce jour-là un magnifique T-shirt « survivant de l’Oktoberfest de Munich »), enfin, je la fais court, enfin donc, l’incontournable Athanase (qui a accompli l’exploit d’évoquer, dans ce stand de tir, le nom du philosophe allemand Nietzsche)…

Et bien la vérité, c’est que mes huit misérables cartouches tirées à la va-vite ont eu bien moins « d’impact » que le plaisir de ces retrouvailles « en rafale ».

Et, après autant de verres de blanc que de cartouches gâchées - avec des ananas au Kirsch pour couronner le tout - je regagnais mon chez-moi, heureux, avec le sourire jusque là. Peut-être le « quart de médaille », pour vous situer…

Si je vous raconte ainsi ma vie, c’est qu’il y a une raison.

J’aime partir, aller voir ailleurs (c’est une expression, Mademoiselle la Juge de Paix). Pourtant, en voyageant, je me suis toujours réjoui de revenir au pays. Le voyage, c’est le meilleur moyen de prendre conscience de ce qui nous a fait partir (ce qu’on ne supporte plus « ici »), mais aussi de ce qui nous manque sur la route (ce dont on ne peut se passer et qui ne se trouve qu’« ici »).

Le voyage est aussi l’occasion de se poser la question : « où emmènerais-je un ami étranger pour lui montrer ce qu’est ma Suisse, ce que c’est qu’un Vaudois, ce qu’est Ma culture, Mes traditions ? ».

Je ne sais pas, vous, où l’emmèneriez-vous, cet ami étranger qui viendrait en Suisse pour la première fois ? Au Musée militaire ? A la résidence d’écriture de Montricher ?

Voilà peut-être pourquoi j’avais voulu ensuite revisiter mon patrimoine, ma « suissitude », me reconnecter au terroir. Voilà pourquoi, il y a quelques années, j’avais revêtit l’habit du moutonnier durant quelques mois dans les Alpes vaudoises.

Et vrai qu’à la fin octobre, au moment de la désalpes, dans ma bouche, le mot « tradition » avait mûri. J’avais pris conscience qu’on peut se dire libertaire et être sensible à la tradition. Que des raccourcis existent pour nous rapprocher des siècles derniers. Que la tradition sent parfois le renfermé et la régression, mais que c’est un pays supplémentaire, à portée de main, qui réunit le passé et le futur d’une communauté.

Vous l’avez peut-être lu dans la « Feuille », le canton de Vaud est en train de dresser un inventaire de son patrimoine « immatériel », pour le compte de l’UNESCO. Le « patrimoine immatériel », c’est ce qui touche à la tradition orale, aux coutumes, aux savoir-faire, les danses, les chants, etc. On proposera donc peut-être la Fête des vignerons, le patois, les lotos, la recette des bricelets, le guet de la cathédrale, les découpage du Pays d’en Haut, le répertoire d’Alain Morisod, qui sait ?

Mais comme souvent, l’Unesco s’y prend mal. Et passe à côté d’un principe essentiel : la tradition, c’est la transmission des flammes, et non la conservation des cendres.

Le grand défaut de cet inventaire, c’est de vouloir mettre le monde sous cloche, en musées (il y a déjà plus de 700 musées en Suisse !). Mais pour qu’une tradition se perpétue, elle doit rester vivante, évolutive et féconde. Toute tradition est un joyeux foutoir de statuts bricolés, d’habitudes rapiécées et d’avenir incertain…

Pour parler de ce qui nous réunit aujourd’hui, je ne crois pas qu’il suffise de faire figurer, dans la liste de l’UNESCO, la prise du drapeau du samedi (ou le Picoulet du lundi soir) pour que ces traditions se perpétuent à jamais.

Rien ne sert d’attirer des cars de touristes avides de traditions, comme c’est le cas maintenant avec les fêtes de la désalpe ; mieux vaut, le jour de l’Abbaye, repeupler enfin cette place du village, occuper la rue, se surprendre à être ému lors du couronnement des rois, serrer la main de celui avec qui on avait joué à la fanfare il y a 10 ans, retrouver celui avec qui on avait fait Marcelin il y a 20 ans, rire avec celle dont on était éperdument amoureux il y a 30 ans, et refaire le monde sous la cantine jusqu’à pas d’heure.

Pour en revenir à mon « dépucelage » du fusil d’assaut, je suis maintenant tout à fait convaincu que ces huit cartouches gâchées n’étaient qu’un prétexte, l’essentiel étant, encore une fois, le plaisir de retrouvailles en rafale. Que le facteur humain surpasse le conflit idéologique de l’objecteur de conscience. Qu’une abbaye est un magnifique « liant » social. Et que ces liants sociaux sont justement, au final, le meilleur moyen de ne plus jamais utiliser une arme pour autre chose que pratiquer un hobby, tirer dans une cible.

Car peut-être bien que les tirs obligatoires ont moins de retombées humaines qu’une telle fête volontaire et bénévole. Peut-être bien que l’odeur de la poudre ne vaudra jamais celle de la traditionnelle langue aux câpres. Qu’une douille en laiton ne supplantera jamais un gobelet en étain rempli d’un de ces étonnants vins de Morges. Et qu’un tir cantonal ne remplacera jamais une amicale gonflée fédérale…

Alors, j’aimerais lever mon verre - si vous y tenez, à l’armée et à la patrie - mais surtout à ce qui fait que nous sommes tous réunis cet après-midi sous le même toit, face-à-face, coude-à-coude :

A cette tradition qui nous lie,

Et à ce lien qui fait la tradition,

Que la Fête soit belle !

Et celle de 2014 tout autant !