samedi 10 novembre 2012

Mon pauvre ami de… Kyoto ?!?


Douze heures de vol, huit fuseaux horaires, l’Extrême-Orient… et la curieuse impression de me retrouver à la maison !
Deux îles. L’une au milieu de l’Union européenne, l’autre dans l’Océan pacifique. Deux îles que plusieurs millénaires d’histoire séparent, et pourtant.
En foulant le sol nippon, le visiteur helvète y découvre son reflet, une caricature dans un miroir grossissant.
"Amitié"
Le Japon, comme la Suisse, c’est le jour et la nuit. Le jour, la norme, et la nuit, sa transgression. La croissance et la décroissance, la fast et la slowlife, la froideur et la gentillesse, la retenue et la générosité.
Aux heures « ouvrables », le  Japon vérifie ses clichés : éthique du travail (une dizaine de jours de congé par année), fatalisme docile (les inégalités ne sont que les conséquences bouddhiques de réincarnations malheureuses), introversion consensuelle (ne jamais perdre la face, ne jamais évoquer l’intime), politesse extrême (même les distributeurs d’argent vous font des courbettes sur l’écran), propreté obsessionnelle (on dormirait dans leurs toilettes publiques) et conformisme citoyen (adapter son « moi » aux autres plutôt que l’imposer).
La nuit, c’est un peu différent.
Au sortir du turbin, le Japon se débride, s’oublie, se lâche et goûte aux saveurs du présent : plaisirs des sens (excellence culinaire), plaisirs à la fois intimes et conviviaux (karaoké ou bains publics), plaisirs esthétiques (le quartier tokyoïte de Shibuya est la nouvelle capitale mondiale de la mode), plaisirs naturels (les médias anticipent la progression précise, du nord au sud, du rougissement des érables) et plaisirs excessifs (une tournée de saké suffit pour que ces mêmes êtres introvertis rencontrés le jour se mettent à se déhancher dans les boîtes de Raponggi).
Jamais en Asie, je ne m’étais senti aussi proche d’un pays, aussi peu gaijin (étranger). Voyager au Japon, c’est faire la connaissance de petits-cousins éloignés, c’est retrouver une société à deux visages, laborieuse et festive, technologique et traditionnelle, individualiste et conviviale, bref, une société comme la mienne, branchée sur un moteur à deux temps.
Dans un univers aussi familier, pas étonnant que - par le plus fou des hasards !!! - venu déguster le célèbre bœuf de Kobe dans un minuscule restaurant de Kyoto, je me casse le nez sur ce bon Marc, un ami exilé à Singapore depuis deux ans… un ami de Morges !
Inutile d’ajouter que ces retrouvailles se sont célébrées davantage sous le signe de la nuit que du jour…

Cher nouveau syndic de Morges,


D’abord félicitations pour tes 2'165 voix (j’ose le «tu» puisque tu es de 75). J’imagine que la fête fut belle à la Vogéaz et que tu n’es pas fâché de mettre un terme (provisoire) à tes distributions de petits pains, de roses et de sourires accrocheurs.
Vincent Jacques
Tu peux enfin souffler… avant de te remettre au boulot, car on viendra vite te titiller sur la question du logement, des transports, et peut-être même, qui sait, de ces multinationales aux mains dégueulasses qui prospèrent dans ta ville.
Pour ma part, je voulais te parler d’un sujet anodin : le sauve-qui-peut des 20-30 ans, la diaspora de ces jeunes qui n’ont pas pu voter pour toi puisqu’ils habitent désormais Lausanne ou Genève.
Je suis un Morgien - par mes écoles, mon gymnase, ma famille – et reste un Morgien, même si je fais partie de ceux qui ont fui La Coquette à l’âge de 20 ans pour s’établir dans une ville, disons, un peu plus rock’n’roll, un lieu qui offre à ses jeunes d’autres activités nocturnes qu’écluser des pintes dans un pub sordide avant d’aller fumer des joints sur le débarcadère de la CGN.
Les rues de Morges sont certes animées, pleines de parents, d’enfants et de personnes âgées, une population joviale, colorée… mais à laquelle… ne manquerait-il pas cruellement toute une tranche d’âge ?
Pour éviter que «ma» ville prenne des airs de centre d’élevage ou de mouroir doré, je me permets de glisser ici quelques mots que tu sauras lire avec l’ouverture d’esprit qui te caractérise.
J’espère de tout cœur que tu te battras pour rendre cette ville vivable, vivante et vivifiante. Qu’elle troque au plus vite ses cabinets psychiatriques contre des terrasses où socialiser jour et nuit. Qu’elle échange son cabaret contre une salle de concert pour les groupes du coin. Ses glaciales grandes surfaces contre de petits commerces à qui l’on donnerait les moyens de survivre. Ses quais de béton dépressifs contre quelque chose de plus… imprévisible ? Et que les jeunes puissent bientôt trouver à Morges un studio ou un appartement de collocation abordable.
J’espère aussi que tu continueras à soutenir les véritables acteurs culturels : les Trois p’tits Tours, l’Odéon, la Syncope, pour ne citer qu’eux, et les sociétés locales !
J’espère que tu brusqueras le dossier du contournement tant attendu de l’autoroute (il m’arrive d’imaginer le potentiel créatif, économique, sportif et culturel qu’autoriserait, avec un brin de folie, ce «no man’s land» de trois kilomètres sur 50 mètres, en plein centre-ville !).
Bref, j’espère que tu n’auras pas peur d’investir, de déranger, prendre des risques et parier sur l’avenir !

 (publié dans le Journal de Morges le 28.9.2012)

lundi 4 juin 2012

Bienvenus à la maison !


Quand je suis allé à Dogubayazit, dernier village turc sur la route de l’Iran, Murat m’a présenté ses amis, appris des rengaines du parti travailliste kurde et des rondes très festives.
Quand j’ai voulu voir ce qu’il restait des bouddhas de Bamiyan, un médecin pachtoune m’a hébergé pour la nuit, et le lendemain, invité à l’accompagner jusqu’au dispensaire de Dara Sadaat.
Quand j’ai fait escale à Tioumen, en Sibérie, un cheminot prénommé Serguei m’a accueilli dans son dortoir, au huitième étage de la gare, pour partager des patates, du lard et des chansons de Vyssotski.
Quand, randonnant dans le Yunan chinois, j’arrivais au village de Cizhong, un instituteur à la retraite m’a fait goûter son vin rouge (une réminiscence des missionnaires français), puis dévoilé sur mon carnet ses talents de calligraphe.
Quand j’errais près de la mosquée du Pacha, dans le quartier de Sidi el-Houari, à Oran, ce bon Saïd m’a emmené en voiture au sommet du djebel Murdjadjo pour me montrer la basilique Notre-Dame-du-Salut, avant de me ramener chez lui pour le couscous du vendredi.
Quand, dans les rues d’Alep, je cherchais un endroit pour voir la demi-finale du précédent Euro, des Syriens m’ont convié à une partie de foot le lendemain matin.
En chemin pour Shashamané, en Ethiopie, un cycliste s’est arrêté et m’a conduit sur son porte-bagage jusqu’à sa maison, où sa plus petite sœur m’a lavé les pieds (c’est la tradition) ; sa famille a sacrifié une pastèque en mon honneur.
Quand je faisais du stop en Espagne, un camionneur roumain venu acheminer une vingtaine de tonnes de papier s’est arrêté ; dans sa cabine, c’était l’hospitalité des Carpates : tu fumes ? tiens, prends ! tu aimes le chorizo ? allez, mange !
Etc.
Etc.
Quand ils sont venus à Morges, je les ai logés dans un bâtiment communal, près de la Préfecture, au Tulipier, un ancien centre de «semi-détention» converti en centre d’accueil pour requérants d’asile déboutés.
Ils passeront ainsi la nuit, en compagnie d’un surveillant et d’un agent de sécurité. Demain, ils quitteront les lieux avant 9 heures du matin, ordre de police, pour errer dans les rues jusqu’au soir, avec tout leur barda sur le dos, puisque je préfère qu’ils aient ni armoire personnelle, ni lit fixe : « mes amis, c’est pour votre bien, sauvez-vous au plus vite »...
Moi non plus, je ne vais pas bien dormir cette nuit.

mercredi 23 mai 2012

« Amicale des armaillis gays et catholiques »


Il est des expositions qui vous remuent et vous poursuivent. Connaissez-vous les poyas de l’artiste vaudois François Burland ? Elles sont exposées au Musée gruérien de Bulle...
Au Musée gruérien ? Si c’est pour défiler devant des bredzons poussiéreux, des barate à beurre et des toits en tavillons…
Et bien détrompez-vous ! Car l’exposition permanente du musée vient de rouvrir ses portes, et c’est un exemple du genre ! On rêverait d'une semblable initiative dans d'autres coins de Suisse romande… Un plaisir fou à entendre l’armailli-soliste Bernard Romanens résumer son audition pour la Fête de Vignerons de 1977, l’abbé Bovet raconter la genèse de la chanson «Le Vieux Chalet», lire des lettres de paysans émigrés au XIXe siècle à Nova Friburgo, au Brésil…
Et puis sans transition, François Burland.
Le choc, un choc fertile.
Ce cinglé de Burland a remis au goût du jour l’art de la poya, ces peintures naïves évoquant la montée à l’alpage. Une trentaine d’œuvres sur papier, à la craie et au graphite :
Des armaillis prient autour d’une vache estampillée «UBS Secret life», forment l’Amicale des armaillis gays et catholiques... ou surveillent leurs pâturages par ordinateurs interposés : « berger, grâce à Google, ton troupeau surveillé 24h sur 24». Ailleurs, une publicité pour du gruyère 100% halal, du viagra «pour être puissant comme ton Hürlimann», des  préservatifs «La Burqua» made in Switzerland, et le slogan : «berger, pendant l’estive, gare au malin, ne découvre jamais ton minaret». C’est pas fini… « Mais qui a tué Betty Bossi ? Un seul indice, du saké dans la fondue»… «Berger, arrête les champignons et prends des vacances à Marsens»… «Mieux qu’un nain de jardin, placez un travailleur clandestin dans votre alpage, tous les mardis, arrivage en provenance de l’Est»…
Ce qui m’a parlé dans un univers aussi déjanté ?
Ce mélange de passé et de présent (poya de promotion touristique ou poya de marketing), d’intemporel et d’actualité, de tradition idéalisée et de modernité anxiogène, de valeurs rêvées et de crise sociale, d’art et de politique. C’est surtout l’humour, peut-être le meilleur moyen de pousser la réflexion, et de renouveler son regard sur une région.

mercredi 25 avril 2012

Expédiez vos impôts à Monsanto !


Soyez conséquents et solidaires : investissez l’équivalant de vos impôts dans le développement durable des pays pillés par la multinationale Monsanto, et laissez cette dernière régler votre imposition. Pourquoi ?

Parce que Monsanto, numéro un mondial des semences génétiquement modifiées, à l’origine des 90% de la production mondiale, a établi à Morges son siège pour l'Europe, le Moyen-Orient et l'Afrique… même si le peuple suisse a exprimé à plusieurs reprises son opposition à la production d’OGM dans le domaine agro-alimentaire.
Parce que cette multinationale américaine génère des dizaines de milliards de bénéfices dans une quarantaine de pays grâce à des pratiques pour le moins discutables : entre autres, dans les pays pauvres, par la vente de graines ne pouvant être semées à nouveau, contraignant les paysans à s’endetter pour en racheter chaque année, faisant d’eux des assistés plutôt que des producteurs. Monsanto contrôle ainsi l’agriculture de ces pays - majoritairement destinée à l’exportation - et rapatrie tranquillement ses bénéfices.
Aussi parce que la multinationale est une multirécidiviste, souvent impliquée dans des scandales sanitaires, des pollutions massives, des intoxications de personnes, des publicités mensongères, etc.
Surtout parce qu’en 2004, Monsanto a bénéficié d’une exonération fiscale de dix ans sur l’impôt fédéral direct (50%), sur l’impôt cantonal et communal (100 %). Un cadeau qui sera renouvelé pour une nouvelle période de cinq ans, jusqu’en 2018. Cela, alors qu’il s’agit d’une entreprise « boîte aux lettres » qui ne profite pas à l’économie de la région, n’ayant aucune chaîne de production à Morges.
Enfin parce que, si le canton a généreusement accueilli ces bourreaux de l’agriculture des pays sous-développés, il peine à accorder la même hospitalité aux victimes de ce type de multinationales, ceux qui ont fait le voyage jusqu’en Europe pour espérer une vie plus digne…

Pour toutes ces raisons, une solution : exonérez-vous d’impôts, convertissez-les en microcrédits destinés au réveil des pays sous-développés, et envoyez une facture équivalente à :

Monsanto International Sàrl
rue des Vignerons 1A
1110 Morges.

lundi 19 mars 2012

« Je travaille donc je Suisse »


Obéissant à son esprit patriote davantage qu’à sa morale travailleuse, le peuple suisse avait su s’offrir, en 1994, un jour de congé tous les 1er août. Mais sinon...

1958 : NON à la semaine des 44 heures.
1976 : NON à la semaine des 40 heures.
1985 : NON aux 4 semaines de congés payés.
1988 : NON à une «réduction de la durée du travail».
2002 : NON à une «durée de travail réduite».
2012 : NON à 6 semaines de vacances payées…
Pourquoi un tel acharnement ?
Est-ce le propre de l’homo consumericus ? Puisque les vacances ne lui vident plus seulement la tête, mais surtout le porte-monnaie, pourquoi obtenir plus de temps libre s’il n’a pas les moyens de l’«investir» !
Est-ce des relents calvinistes ? «Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas», disait ce brave Paul dans l’une de ses épîtres ; car c’est écrit, Dieu déteste les tire-au-flanc, le turbin est une action de grâce, et l’épargne, une rédemption !
Est-ce dû à la suridentification professionnelle ? Car chez nous, le travailleur partiel est suspect, celui qui promène son gosse une matinée de semaine est un chômeur, et ce dernier, un vaurien!
Et si la cause était plus simple ? Si les Suisses ne savaient tout simplement plus que faire de davantage de temps libre ? Comme un vertige, la peur du vide, la privation de la seule activité qui leur reste...
Il faudrait comprendre enfin que le temps libre n’est pas un temps creux, une vacance (du latin «vacare», être vide) ou un sea, sex & sun végétatif. Le temps libre amène certes délassement et divertissement, mais surtout développement personnel.
Dans l'Antiquité grecque, le travail était dévalorisé, considéré comme une activité propre aux esclaves. C’était le temps libre - la skholè (signifiant aussi «école») - qui était noble. Non dépourvu d’abnégation et de persévérance, il permettait de se libérer des urgences du monde pour se consacrer avec lucidité à un travail émancipateur.
Imaginez qu’on ne travaille plus seulement pour s’offrir un beau cadre de vie (dont on ne prend le temps de profiter), une résidence secondaire (qu’on n’habite qu’une semaine par an). Imaginez qu’on lève le pied un peu avant l’EMS, ce dernier club de vacances…
Mais rassurez-vous, si vous avez lu cela jusqu’ici, c’est que vous n’êtes pas étranger à la skholè des Grecs anciens et avez de bonnes chances qu’on n’écrive pas sur votre tombe, comme tout bon Suisse : «le travail fut sa vie».

jeudi 8 mars 2012

Le Vaudois est mort, vive le Vaudois !

Demandez à un Payernois ce qu’il pense de Jacques Chessex, à un vigneron de Féchy quel goût ont les vins de Saint-Saphorin ou d’Arnex-sur-Orbe, à un Lausannois de déménager au Brassus, ou demandez-leur simplement de vous chanter L’Hymne vaudois...
Qu’il ait vue sur le Moléson, la Dent de Vaulion ou le Gramont, le bon vaudois lèvera alors le menton et vous sondera d’un œil méfiant :

Le Temps, 8.3.2012
- Ici, Monsieur, on n’aime pas tant ceux qui s’occupent de ce qui ne les regarde pas. Que ça vous plaise ou non, sachez qu’on est le seul canton romand à s’appeler encore «Pays», le seul canton suisse à porter une devise sur son blason, le seul canton qui a tout ce qui lui faut : sel, blé et vin, Alpes et Jura, Plateau et lac. Non, ce serait faux de ne pas le dire, même si on a un peu honte d’être fier, «y en a point comme nous» ! Et à ce sujet, sachez que c’est «La Venoge» de Gille qui a inspiré «Le plat pays» de Brel, et non le contraire!

Pourtant, s’il a «un bien joli canton», ce dernier n’a aujourd’hui plus grand-chose de vaudois. Son accent tiède se précise, les protestants sont depuis peu minoritaires, le chasselas se diversifie, les sociétés locales déclinent, les Jeunesses campagnardes recrutent. Bref, les racines s’assèchent.
Les Vaudois se raccrochent donc à de vieilles branches. On fait tourner le verre de blanc, comme il y a 400 ans, en souvenir de l’occupant bernois qui interdisait tout rassemblement. On célèbre le Major Davel, tout en sachant qu’il est une invention du XIXème siècle et qu’il laissait de marbre les Vaudois du XVIIIème. On choisit le général Guisan pour représenter le «Romand du siècle», ressuscitant à travers lui de vrais ennemis aux frontières. On sacralise le regretté Jean-Pascal Delamuraz, déçu en bien d’avoir pu garder pour soi ce bon Pierre-Yves Maillard.
Mais malgré ce travail de mémoire, les vrais Vaudois sont en voie de disparition… et c’est tant mieux ! Car ce canton mérite mieux ! Marre d’être « le seul canton suisse allemand qui parle français », comme disent les Neuchâtelois. Marre d’être ce « flic qui sommeille en chacun d’eux », comme disent les Genevois. S’ils se lèvent toujours aussi tôt, ils se réveillent aujourd’hui un peu moins tard.
Oui, les Vaudois ont guéri - en partie - des séquelles d’une Réforme imposée par les Bernois : interdiction de danser, de jouer, de blasphémer, de faire des excès. Vrai que pendant 262 ans d’occupation, tout esprit d’initiative était suspect, l’austérité était de rigueur, de même que la dissimulation, la dénonciation, la ruse, les messes basses, les «ni pour, ni contre, bien au contraire». Même leur inimitable humour était alors un mécanisme de défense.
Les Vaudois se soignent, lentement, mais sûrement. Réapparaît alors, sous des siècles de prudence et de méfiance, un caractère ouvert et disponible, attentif, avide d’avenir, de rencontres et d’évasions.
On peut en effet aimer avec ferveur une terre, une population, des paysages, des traditions, sans pour autant s’empêtrer aux glus de la «vaudoiserie». On peut s’établir quelque part entre les Alpes et le Jura tout en restant citoyen du monde.
Tant d’aïeuls ont ouvert la voie. L’audace d’Auguste Forel a bousculé les savoirs établis. L’acharnement de Ramuz a permis de forger une langue universelle. La fantaisie de Jack Rollan est à l’origine de la Chaîne du bonheur. L’inventivité de Frédy Girardet a su éveiller chez les Vaudois d’autres goûts que le poireau et le saucisson. La ténacité de Jean-François Bergier a fait de la Suisse un des rares pays à avoir affronté son passé. Les «savantures» de Bertrand Piccard ont fait le tour du monde, en ballon, bientôt en avion solaire, et celles de Claude Nicollier ont gagné l’espace !
Et Yvette Jaggi et Nelly Wenger et Yvette Théraulaz et Alice Rivaz et tant d’autres ! Souvenez-vous que les Vaudois sont aussi les premiers à avoir accordé le droit de vote aux femmes...
Ce 11 mars, l’élection du parlement et du gouvernement ne va pas révolutionner le «Pays», même si pour la première fois de son histoire, le canton pourrait basculer à gauche. Gauche ou droite, cela a ici peu d’importance, pourvu que les élus et les élues aient des projets concrets pour ce canton, qu’ils et qu’elles soient des visionnaires, pas des économes, des téméraires, pas des pragmatiques.
Vrai que la campagne est pour l’instant bien morne - à part un léger vent de folie soufflé par Guillaume Morand, bâtisseur de minaret et unique candidat de la liste du Parti de rien… Est-ce la surcharge de scrutins depuis le printemps 2011 ? Est-ce une volonté stratégique de s’aligner sur le centre consensuel, le «juste milieu» ?
Le Temps, 8.3.2012
Le fait est que cette année 2012 annonce un renouveau. Durant ces dix dernières années, le canton n’a fait qu’assainir ; il est maintenant temps d’investir !
Que les Vaudois osent être dépassés par leurs envies ! Qu’ils ne tournent qu’une fois leur langue dans la bouche avant d’agir ! Qu’ils perdent l’usage de la litote (la politesse) et de la périphrase (le bavardage), qu’ils disent : «je veux un nouveau métro », et non : «je ne suis pas tout à fait contre» ! Qu’ils arrêtent de se prendre le chou pour la couleur du toit du futur Grand Conseil, pour le tracé du M3 ou le financement d’une Transchablaisienne attendue depuis 50 ans ! Qu’ils écoutent ceux qui en ont marre d’être dans les bouchons de l’A1, debout dans les trains, ceux qui luttent pour faire tourner leur ferme ou leur librairie, ceux qui cherchent un logement abordable depuis deux ans et une garderie depuis un ans !
Rien de tel pour évoluer que de s’ouvrir aux avis extérieurs, d’échanger un temps cette terre épaisse qui colle aux souliers des Vaudois contre «des visions de Colorado». Et  ça  tombe bien, le  canton vient de franchir le cap des 30% d’étrangers (sans compter les extracantonaux) ; les Vaudois n’ont donc même plus besoin d’aller voir ailleurs, l’ailleurs vient à eux, il leur suffit d’ouvrir leur porte et tendre l’oreille.
Qu’on cesse alors de répéter que le canton ne crée des emplois que pour les frontaliers (ces gens avec qui on est en paix depuis 1515 !) et des logements pour les Genevois (à quand l’agglomération franco-valdo-genevoise ?). Et pendant qu’on y est, qu’on cesse d’enterrer les requérants d’asile dans des abris PC, au Mont-sur-Lausanne, à Gland, à Orbe, à Pully, à Begnins (n’existe-t-il pas ici aussi une tradition humanitaire ?).
Le développement par la confrontation extérieure fait partie de la mentalité des Vaudois. Leur français vient de Savoie, le mot «Vaudois» dérive de l’allemand «Wald», la culture horlogère est celle des réfugiés huguenots, le protestantisme est un souvenir des Bernois…
Quant à cette bafouille sur les Vaudois, elle vous vient d’un petit-fils d’immigré bien intégré, un Hofmann de Rueggisberg, un Bernois.

mercredi 22 février 2012

Un livre, ça n’a pas de prix !

Votations du 11 mars : OUI à la réglementation du prix du livre !

Quand je fais mes courses chez le «géant orange», j’échoue immanquablement sur une petite cinquantaine de livres, des «meilleures ventes» aux prix cassés ; si le magasinier sait où se trouvent le rayon «livre», il ignore tout du contenu.
Quand je fais mes paiements chez le «géant jaune», je prend un ticket d’attente, soupire, puis ouvre au hasard cette même petite cinquantaine de livres à gros tirages (l’idéal pour allumer une cheminée ?) ; la postière n’a pas le temps de parler littérature.
Maira Kalman
Quand j’ai voulu passer à la libraire des Yeux Fertiles, à Lausanne, je me suis souvenu qu’elle avait dû fermer en décembre dernier. Tout comme, peu avant, l’historique librairie Descombes à Genève.
Restent alors les onze branches romandes du groupe français Lagardère (Payot), les quatre tentacules, bientôt pilotées depuis la France, qui ont fait disparaître la moitié des librairies indépendantes entre 2000 et 2004 (FNAC), une amazone numérique et sa liseuse (des acheteurs qui viennent repérer des livres en librairies pour les commander ensuite sur internet, un tiers moins cher) et les derniers libraires indépendants.
Une dernière volonté ? Foncer chez l’un de ces irréductibles libraires, emmener tout ce que mon entourage compte d’enfants pour leur montrer ce que l’on appelait jadis «librairie», qu’ils ouvrent au hasard des livres sur les rayons, qu’ils bavardent avec ce que l’on appelait «libraire», histoire qu’ils puissent raconter cela à leurs enfants…
D’accord, j’exagère.
Et cette votation ne va pas radicalement changer la donne. Mais un «oui» massif donnerait un signal fort: le livre n’est pas un produit comme les autres.
Si cette loi vise l’aspect économique (fin des prix cassés dans les grandes surfaces, réduction du prix des livres importés, limitation des marges des diffuseurs étrangers) et juridique (la France, l’Allemagne et l’Autriche bénéficient déjà d’une loi semblable), elle est avant tout culturelle : maintenir la diversité de l’offre.
Que le livre ait un prix, soit, mais il a surtout une valeur. Valeur idéologique d’abord : la diversité de ses points de vue. Valeur sociale ensuite : les 3’200 artisans suisses du livre (éditeurs, correcteurs, graphistes, polygraphes, imprimeurs, relieurs). Valeur identitaire enfin : l’exception de ce pays polyglotte dont Marc Levy et Harry Potter ne sauront jamais parler.

dimanche 19 février 2012

Le temps ne fait rien à l’affaire...

Pour les besoins d’un spectacle rendant hommage aux chansons de la Renaissance, j’ai pu me demander à quoi ressemblait la région au XVIème siècle et... il est toujours surprenant d’y lire - avec cinq siècles d’avance ! - les grandes lignes de notre propre actualité, comme si l’Histoire, cette vieille dame, radotait.
1537. L’Europe a peur, contaminée qu’elle est par un nombre grandissant de gens qui pensent différemment, des Protestants. L’Allemagne excommunie, la France massacre, et la Suisse – jadis déjà - hésite. En Pays de Vaud, la conversion à la foi de l’occupant bernois fait peu d’étincelles. Quoique. Car l’Histoire raconte qu’en l’an 1537, à Romanel-sur-Morges, tous les hommes de plus de 18 ans furent pendus pour avoir assassiné un pasteur !
1545. Morges crie famine. On se nourrit de racines, d’herbe ; des familles errent dans les campagnes à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent ; les paysans mangent les graines qu’ils devaient semer ; et il est désormais interdit de vendre du pain… à des étrangers.
1566. La peste prend le relai (c’était trois siècles avant que le docteur Yersin donne son nom à une rue de Morges). Les coupables sont vite désignés, et une garde spéciale, les «chasse-coquins», reçoivent pour mission d’expulser les responsables de cette épidémie, oui, les étrangers...
Refermant mon livre d’histoire, j’allume la télé : tout sourire, monsieur Rochebin raconte qu’au Nigéria, des fanatiques musulmans ouvrent le feu sur des dizaines de Chrétiens (qui, entre nous, le leur rendent bien dans d’autres coins de cette planète !) ; que la famine que connait la Corne de l’Afrique touche 250’000 personnes ; et que la peste a fait son retour à Madagascar...
Vrai que depuis que l’homme écrit l’histoire, il annone les mêmes refrains. Certains braillent des slogans révolutionnaires – mais hélas déjà nostalgiques - sur la Place Tahrir ; d’autres entonnent, comme Céline Dion dans le film Titanic, la chanson «My heart will go on» sur un paquebot italien.
Extrait du spectacle :

Vous avez lu le programme et ne comprenez toujours pas pourquoi les chansons courtoises de la Renaissance fricotent avec les chansons grivoises de Georges Brassens. La réponse est simple : Brassens est un troubadour. Et cela pour plusieurs raisons :
D’abord, il en a passé, des journées, à la bibliothèque du XIVème, à Paris (à quelque pas de l’impasse Florimont), à fourrer son nez dans les auteurs de la Renaissance : Montaigne, Rabelais, Ronsard surtout ! Il a même mis en chanson le poète voyou François Villon, « pour le faire découvrir à l’ouvrier », disait-il.
Ensuite, Brassens, comme les troubadours, est un artiste populaire. Son modèle ? Charles Trenet. Il refuse l’étiquette de « poète », s’oppose à la création hermétique, et milite pour « le droit de tous à la poésie ». Pour ça, il a ses combines. Il camouffle ses poèmes... en chansons. Puis il débarque sur scène, tenant sa guitare comme un paysan porterait une pioche en allant au champ. Il chante, avec la voix d’un ami venu rappeler de bons moments partagés.
De même, comme les troubadours, Brassens a du goût pour les chansons de garde… Il chante volontiers l’intimité des femmes : « Le blason », « Vénus Callipyge » ou « Quatre-vingt quinze fois sur cent, la femme s’em… ». Il glisse des jurons de chez lui, le fameux « coquin de sort » des « Copains d’abord », cuisine l’adjectif « con » à toutes les sauces,  et invente des mots: « s’enjuponner », « gendarmicide », « avoir du savoir-boire ».
Enfin, Brassens, comme les troubadours, est profondément attaché à la liberté de la femme ; souvenez-vous d’« Embrasse-les tous, embrasse-les tous, Dieu reconnaîtra le sien », et voici, en guise d’amuse-bouche, avant l'entracte « La chasse aux papillons ».

[…]


 
Mais pourquoi s’acharner à vouloir reprendre Brassens ? Tant de gens lui ont déjà fait du mal. Songez à la reprises de « Fernande » par Carla Sarkozy, ou pire, « Je me suis fait tout petit » par Christophe Maé !
Et puis, Brassens, il n’a jamais voulu d’orchestre. Il aimait dire : « quand tu chantes une chanson à un copain, il n’y a pas quarante violons cachés dans le placard ».
Et puis, Brassens, sauf une fois, pour une chanson, il n’a jamais voulu de chœur. Car comment un chœur peut-il interpréter des chansons écrites en « je » ? Comment un chœur peut-il transcrire ce ton de confidence, d’intimité ? Et rendre la diction parfaite de Brassens ? Et puis comment dire l'accent chantant du sud... avec l'accent vaudois ?


[…]


Mais vous allez me dire que Brassens, c’est tout de même un ours qui n’a jamais eu ni femme, ni enfants. Un misogyne qui a chanté : « une jolie fleur dans une peau de vache »… Et bien détrompez-vous, car derrière chaque Ninon, Suzon, Margot, Lisette ou Pénélope, se cache une vraie femme, LA femme de sa vie : la douce « Püppchen ». Un amour au départ clandestin (Püppchen était encore mariée) qui durera 30 ans, jusqu'à la mort de Brassens.
Les plus belles chansons de Brassens sont adressées à cette « Püppchen » : « J’ai rendez-vous avec vous », « Je me suis fait tout petit », « Saturne ». Et puis : « De servante n'ai pas besoin. Et du ménage et de ses soins, je te dispense... Qu'en éternelle fiancée, à la dame de mes pensées, toujours je pense... J’ai l’honneur de… »,
Vous souvenez des principes de l’amour courtois. Eh bien, sachez qu’en 30 ans de complicité, Püppchen et Brassens n’ont jamais habité ensemble… même s’ils se sont toujours débrouillés pour vivre à quelques rues l’un de l’autre… même s’ils se téléphonaient tous les jours… même si elle le suivait très souvent en tournée, dans les coulisses. C’est que Brassens ne voulait pas « dépoétiser » sa douce. Ils préféraient se donner rendez-vous, se surprendre, continuer à se séduire, comme si « rien n’était jamais acquis »…
Dans l’amour courtois, il n’y a que la mort pour réunir véritablement les amants. En 99, quand Püppchen est décédée, on l’a enterrée à Sète, à côté de la tombe de Georges Brassens.