lundi 22 février 2010

« Ma révolution, c’est ma terre natale »

« Where are you from ? » Euh, j’ai le passeport suisse, mais c’est juste un papier, tu vois, en fait, je me sens pas très suisse, je…
Voilà en gros ce que je répondais, il y a dix ans, en voyage, quand on questionnait mes origines. Je n’étais pas fier. C’était l’après 6 décembre 92, l’âge d’or des fonds juifs et du rapport Bergier. Dix ans qu’il m’a fallu pour me réconcilier avec ce passeport rouge à croix blanche (vrai qu’un siècle et demi de paix est un argument). Mais maintenant.
J’ai rendez-vous avec Ayman Abdel Hadi, un journaliste du quotidien égyptien El Masry El Youm venu enquêter dans cette Suisse qui fait tant parler d’elle (en mal) ces derniers mois. Que lui dire ? Comment expliquer cet îlot décalé, à côté de la plaque, échappant aux conflits, à l’Europe, à la crise et aux prises de conscience ? Que dire de cette Suisse qui, suite à l’affaire Kadhafi, vient de fermer les portes de la Libye à presque tous les Européens ? De cette Suisse à l’écoute du premier populiste venu ? De cette Suisse attachée à son industrie guerrière et à son argent sale ? Faut-il espérer un débat sur l’identité ?... Non, mieux vaut relire Maurice Chappaz :

« Un petit pays dans la marge de paix qui resterait, sans liens rigides, avec un message, un devoir particulier de solidarité et de non-violence, pourrait être jugé fort utile et valoir plus que de l’or […] Neutralité ne signifie pas innocence, mais une différence créatrice. »

Ainsi s’adressait-il aux étudiants de Saint-Maurice en 1998 (Partir à vingt ans, 1999). Maurice Chappaz en profita pour régler ses comptes avec les banques privées « dont le secret s’avère nocif », ces entreprises qui n’ont, selon lui, aucune relation d’identité avec les citoyens du pays qui les héberge.
Que préconise alors Chappaz ? Agir plutôt que subir, aller vers la vérité sans se soucier de ses conséquences (assumer plus vaillamment la légitime arrestation du fils Kadhafi), faire œuvre humanitaire réfléchie (avoir refusé d’envoyer des sauveteurs en Haïti et se concentrer sur l’aide), s’affranchir des patriotismes de pacotille (voir au-delà des classements ATP et de l’or olympique), bref, faire partie de la « minorité active », redevenir la patrie des Droits de l’homme, rester « prudemment fier », comme le disait malicieusement Chappaz, et surtout se souvenir que « neutralité signifie solidarité ».

jeudi 4 février 2010

Uniformisez vos lieux de vie grâce à l’iPad d’Apple

Encore dernièrement ce fut le cas. Quel plaisir de trouver dans le salon d’un parfait inconnu un objet d’art aimé ! Comme une passerelle instantanée entre deux êtres. Sur une étagère étrangère, surprendre ainsi ce livre qui m’avait dénoué le cœur : Loin de Chandigarh de Tarun Tejpal. Parmi une pile de disques, cet album qui m’avait retourné les tripes : La Marmaille nue de Mano Solo. Et aux murs, des photographies, des tableaux, chacun son origine, son projet, son destin, son héritage, un passé qui ne demande qu’à être conté.
Changement de décor. Ici, sur un meuble de verre, un ipod. Si ce baladeur numérique, pratique et ergonomique ne prend pas de place, il ne raconte aucune histoire. Vivaldi, NTM, Beyonce et Jacques Brel ont la même forme et la même couleur, celle d’un ipod sur un meuble de verre.
Là, au mur, un tableau industriel acheté à bon prix chez un détaillant de mobilier en kit suédois ; lui non plus n’a rien à dire. À côté de lui, des images numériques tournant en boucle dans un cadre impersonnel ; des souvenirs qui n’ont pas le temps de s’émouvoir.
Enfin, sur le sofa, un Kindle, un petit boitier blanc de 10 sur 20 centimètres qui permet de télécharger et lire sur un même écran des centaines de milliers de livres en format numérique…
Voilà pourquoi, quand le grand gourou de la firme Apple présentait la semaine dernière son iPad, le nouveau support pour livres et journaux électroniques, plus joli, plus sexy, plus trendy, plus cher, mais Ô combien plus révolutionnaire, je n’ai pas été submergé par la joie.
Car je suis un vieux con qui aime les livres écornés, annotés, usagé, ces objets uniques, ici une dédicace amicale, là un paragraphe souligné, des miettes de croissant, du sable de la plage de Préverenges, l’auréole d’un verre d’Humagne. Un vieux con qui refuse qu’on dématérialise la littérature, comme on l’a fait avec la musique et la photographie. Un vieux con qui aime le papier, le disque et la pellicule. Un vieux con qui aime lorgner les bibliothèques de ses hôtes, errer entre les rayons des bibliothèques publiques et vivre près de sa propre bibliothèque. Un vieux con qui ne veut pas d’un lieu de vie « dupplicable », téléchargeable, « what you see is what you get ». Un vieux con qui ne demande qu’à tourner la page, en croquant dans de véritables pommes.
(publié dans Le Nouvelliste le 6 février 2010)