vendredi 24 décembre 2010

Que les 3,6% de chômeurs suisses trouvent de l’emploi, et les 96,4% de surmenés restants, du temps (en plus de leur prime de Noël). Que l’amour survive aux années. Que WikiLeaks disent deux mots de nos banques nationales (mais que Julian Assange ne soit pas le prochain Polanski). Qu’on sorte parfois les mains des poches et décroise les bras. Que les parents anticipent la notice « piles non fournies » le soir de Noël. Que les Italiens s’autorisent un véritable chef de gouvernement en 2011, que les Français en fassent autant l’année suivante. Que le Merlot de la cave de Morges (élu « Meilleur du monde » grâce à un œnologue chilien, merci à lui) efface les derniers complexes d’infériorité des vignerons de ladite Petite Côte. Que l’on comprenne que l’UDC donne de très mauvaises réponses à de très bonnes questions, et qu’ainsi, tout le reste de l’hémisphère s’attache enfin à y donner de vraies réponses. Qu'on sache se souvenir de ce conseil anonyme retrouvé dans une église de Baltimore en 1692 : « tâchez d’être heureux ». Que le retour des neiges n’occupe pas la moitié des pages des journaux l’an prochain, aux côtés des faits divers afghan, haïtien, ivoirien, soudanais, pakistanais, palestinien, etc. Que les jouets de bois trouvent une place sous les sapins artificiels. Que les guichets de postes, les pintes villageoises, les petits magasins et les rédactions de journaux régionaux survivent à la course au profit. Que l’an 2011 (l’an 5771 des Hébreux, l’an 1432 des Musulmans ou l’année chinoise du Lièvre) soit plus humain que religieux. Que Dilma Rousseff et nos quatre Conseillères fédérales...

mercredi 15 décembre 2010

Musique et littérature...

avec le Grand EustacheMusique Julien Monti, Popol Lavanchy, Antoine Auberson, Emilien Tolk, Jean Rochat, Jean-François Bovard, Julien Galland, Lee Maddeford.
Texte Blaise Hofmann. Récitant : Claude Thébert.
Paderewski, Lausanne, 11.12.10.


vendredi 10 décembre 2010

Danse et littérature...

Texte écrit à partir du spectacle Je veux bien vous croire de Philippe Saire et lu sur scène à l'issue de la représentation :

Le Paloma se trouve être un yacht de luxe construit dans un chantier naval japonais en 1965. Le yacht Paloma est aujourd’hui la propriété d’un milliardaire français. A son bord, le Paloma dispose de multiples écrans plasma géants, d’un karaoké et d’un jacuzzi... Vous l’avez certainement lu dans la presse divertissante, au lendemain des élections présidentielles, l’actuel premier homme de France y avait séjourné quelques jours : Kukurukuku sabbatique, étatique, ploutocratique, cathodique, et artistique, car l’Amour…

Voilà, mesdames et messieurs, ce qui arrive lorsqu’on laisse la plume et la parole à celui qui n’en sait trop rien : l’écrivain cul-de-jatte, l’écrivain qui voudrait tant entrer dans la danse, l’écrivain ébloui-aveuglé par les danseurs étoile, leurs multiples facettes… Un écrivain est par essence un piètre divertissement. Hélas, l’écrivain est là ce soir, contraint de vous distraire, comme vous êtes contraints à être distraits.

[...]

"Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans affaires, sans divertissement. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffsance, son vide", Blaise Pascal.

Bien, vous avez eu droit à un faux final, à de faux saluts. Vous venez d’assister à un faux départ. J’aurais clairement dû introduire cette lecture par le titre du texte. Le titre, le voilà : « il feront bientôt de vos parachutes dorés des couvertures de survie ». Ce titre vous plaît ? Cela n’a aucune importance.

Je crois – mais je peux me tromper - qu’un spectacle de danse sur le divertissement reste un divertissement… La création naît dans la cour de récréation. L’art est aussi plaisant qu’un week-end à Madrid à partir de 29 francs. L’art est aussi beau qu’une montre de luxe à son poignet. L’art est aussi utile qu’un jardin potager.

Cher Philippe, j’ai ainsi voulu voir votre compagnie répéter, suer, bailler, reprenez !, chuter, se fâcher, reprenez !, rire, s’embrasser, c’est parfait, gardez ! Mais on m’a répondu : « je comprends tout à fait votre démarche. Serait-il possible pour vous de venir le mardi 16 novembre à 19 heures ? Nous réalisons là une pré-générale ouverte à une quarantaine de personnes. Par contre, il est vrai que sur la dernière ligne droite avant la création, il n'est pas aisé pour Philippe Saire d'avoir des personnes qui suivent les répétitions proprement dites. Le stress de la fin... Vous devez aussi connaître cela dans votre domaine…».

Après la pré-générale du mardi 16 novembre à 19 heures, quelqu’un a dit qu’il aimait la « poésie du sol », il a utilisé le mot « nostalgie », quelqu’un a dit que c’était « comme si le spectacle n’était qu’une seule personne », et puis que c’était « une longue métaphore sur le divertissement », celui-ci a senti « comme un malaise », celui-là a « beaucoup aimé le groupe que forme la compagnie ». J’aurais voulu moi aussi trouver une phrase, ma phrase, mais j’étais sous le charme. Je n’ai pas appris à décoder les mouvements du corps, je n’y reconnais aucune figure de style, je me laisse porter, voilà tout, comme la colombe du spectacle, et c’est bon. Quand la lumière est revenue, j’étais comme ébloui-aveuglé…

Un carré d’ampoules et une boule à facette, un chapeau de cow-boy rose et une chapka, des claquettes et une fausse jambe, des pièces de monnaie qui toupient sur une table noire et un lapin qui vomit des paillettes, un contorsionniste, son cadenas et un clown qui s’étrangle de rire, avec le soutien de la Loterie romande, un prestidigitateur, ses fleurs et une femme ouvrière qui se rêve diva, Las Vegas et la brièveté de la vie, l’éthique et le toc, le show, le pain et les jeux, la fabrique à oubli, les percussion d’échalas, les applaudissements déjà là, le bricolage, le collage, le lâche Traité du désespoir et de la béatitude, le simulacre et les costumes, les accessoires et les numéros, le trois et le neuf, le trois et le six, l’étymologie et le verbe « détourner », l’artifice et le cabaret, le cirque et la comédie musicale, un boys band et un petit transistor grésillant, un carré d’ampoules et une boule à facette…

L’inventaire ne sert à rien. Il n’est que divertissement dans l’indicible. Encore une fois, j’aurais mieux fait d’apprendre les pas, ou fermer les yeux, laisser retomber les particules en suspension et songer à la première image qui me revient à l’esprit:

« à 3 ou 4 ans, en Algérie, à quatre pattes sous la table, jouant avec le cordon du fer à repasser… »

C’est cela : « à 3 ou 4 ans, en Algérie, à quatre pattes sous la table, jouant avec le cordon du fer à repasser. » A en perdre haleine, Philippe, vous sprintiez alors sur les places d’Alger pour effrayer, oui déjà, les pigeons, déjà fasciné par leur costume, comme ébloui-aveuglé.

« Gamin, j'étais fier d'avoir vécu en Afrique, disiez-vous à une journaliste de la presse divertissante. Me faire traiter de pied-noir, ça me donnait des airs de chef indien. A 3 ou 4 ans, en Algérie, à quatre pattes sous la table, jouant avec le cordon du fer à repasser… »

Emmenez-nous là-bas, Philippe, dans un monde de vrais visages, de visages de viande rouge, de visages qui parlent, de visages qui regardent dans les yeux, de visages qui osent respirer l’ennui, de visages bons vivants, de visages doués de vie.

lundi 1 novembre 2010

Voyages en Malgachie


Mita be tsy lanin'ny mamba.


Quand on est plusieurs pour traverser la rivière, on n'est pas dévoré par les caïmans.




Qu’ajouter à ce qui a déjà été raconté ? Pourquoi associer les images du langage au langage de tes images ? Plutôt rester silencieux dans la déambulation, jouir de cette parenthèse vacante dans l’urgence des semaines qui s’enroulent autour des jours comme la queue de ce caméléon que tu n’aurais peut-être pas pris le temps de capturer, ici, au pays.
Mais l’hiver se prépare à recouvrir "Madagascar", ce mot-valise qui pendant des années me faisait lever l’ancre et gonfler les voiles...
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Une pièce d’art brut (un bus grand comme le bras taillé dans un atomiseur d’insecticide), une fiole de vieux rhum à la vanille (ce qu’il en reste), de la confiture de baobab (un aigre-doux qui trahit la douceur de ton paysage, ces trois racines tendues vers le ciel) et la douzième piste d’un disque piraté des VHF, celle qui passait en boucle dans les taxi-brousse... Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Peut-être, au beau milieu de la Grande Île, l’union du riz et de l’eau, le remède à presque tous leurs maux : un mot masculin, un mot féminin, beaucoup d’énergie. Le labour à la bêche, le piétinement au zébu, les semailles, les récoltes… Nous sommes comme l’eau et le riz qui, dans la rivière, ne se séparent pas et, dans le village, ne se quittent pas, car nous tous, qui ne sommes qu’une seule personne, provenons de la même souche, bien parlé, Ravelomoria !

C’est aussi une heure d’Eternité sur une pirogue à balancier taillée dans le tronc d’un seul arbre. Derrière nous, un pêcheur Vezo fait de sa pagaie un gouvernail. Devant nous, un autre pêcheur Vezo montre du doigt le dos de deux merveilles du monde, deux baleines à bosse venues de l’Antarctique pour s’accoupler dans les eaux côtières malgaches. Une heure de ballet invraisemblable, la beauté sur la mer, la conscience aux aguets, à fumer, à aimer, à ouvrir tout grand deux yeux émus.

C’est donc bien de bonheur dont il est question, du bonheur glané dans l’un des dix pays les plus démunis de la planète (53 ans d’espérance de vie), un pays de jeunes mendiants et de vieux corrompus, un pays sans président depuis le coup d’état de l’an dernier. Processus de démocratisation, malgachisation, cinquantenaire de l’Indépendance, réformes agraires et grands travaux sont de bonnes blagues, car seul l’humanitaire ne connaît pas la crise, et encore. Les ancêtres se taisent, les jeunes rechargent leur téléphone portable aux génératrices du marché et deux amoureux dégustent en tête-à-tête du foie gras de canard au Tsara, l’une des meilleures tables du pays.
Malaise aussi, de courte durée, assis confortablement dans un pousse-pousse tiré par un vieillard va-nu-pied qui se retourne pour bavarder afin d’étoffer son pourboire, et qui attend devant la porte glaciale d’un restaurant d’Antsirabé, et que l’on éconduit malgré tout parce que l’on trouve "so romantic" de rentrer à pied, et à qui l’on ne trouve rien de mieux à dire que : « désolé, veloum ! ».

C’est une langue dans laquelle Antananarivo signifie ville des milles, Antsirabe, riche en sel et Fianarantsoa, ville où l’on apprend le bien. Une langue qui donne du sens à ses jours (mardi : jour gai, multicolore, idéal pour gamberger, batifoler et s’oublier, racontait l’écrivain Corinne Desarzens). Une langue à dictons : « hazo tokana tsy mba ala » (un seul arbre ne fait pas une forêt) ou alors « olon-drery tsy mba vahoaka » (un seul ne fait pas la foule). Se révèle alors l’aspect collectif de la chose, lorsqu’il s’agit par exemple de bâtir une maison ou de travailler une rizière. Les amis, les voisins et la famille sont leur sécurité sociale.

C’est bien entendu les samossa, les galettes de manioc, les beignets de banane ou les brochettes de zébu que l’on échange contre quelques ariary en attendant un taxi-brousse. Puis c’est ta tête qui sommeille sur mon épaule au gré des virages de la N7 et des collines de l’Imerina, au gré de villages formés de cases aux murs de torchis et au toit de chaume. Les rizières, comme des miroirs, font voir un peu plus clair.

C’est un train SBB offert par la Direction du Développement et de la Coopération, de très vieilles machines qui s’ébranlent enfin, après une matinée de retard, pour passer en revue les fours à briques de Fianarantsoa, les arbres du voyageur, les fougères, les lianes, les bambous, les 56 tunnels, les 52 ponts, les chutes d’eau et l’Océan. A l’intérieur des wagons, debout, les parents de jeunes volontaires humanitaires - en train de vivre des expériences bouleversantes - prennent des photos.

C’est un mois d’août un peu frais sur les hauts plateaux, douze heures de randonnée dans un décor brumeux, humide, fragile, enchanteur, un crépuscule irréel au col qui mène à la vallée de Tsaranoro et une arrivée dans la nuit pour partager autour d’un feu le riz-alimentation-de-base.

C’est la ville de Tuléar, presque l’Inde, sa paresse humide et crasseuse, ses banians, ses rickshaws, ses night-clubs que l’on préfère ne pas connaître, et la maladie dans un grand lit blanc.

C’est le retour à Tana, des heures de route, un millier de kilomètres, le royaume de la savane et des épineux, les arbres bouteilles d’un village photogénique et les gigantesques tombes mahafaly qui narguent la misère des vivants, les cultures sur brûlis et les forêts disparues, les sacs de charbons et les sacs tressés de jonc, les éleveurs, sagaie à la main, vêtus d’un lamba, faisant paître leur troupeau de zébus (élevage contemplatif) et les cultivateurs, minuscules taches noires dans l’immense patchwork verdoyant de leurs rizières...

C’est au final une joie de vivre endémique – nul besoin de sacrifier un zébu - la légèreté de l’Afrique (la discrétion en plus) et l’intensité de l’Asie (le vacarme en moins), du rouge et du vert… On s’en souviendra comme d’une île qui dérive mora-mora entre nos deux continents.

Photographies de Virginie (été 2010)

jeudi 28 octobre 2010

Un spectacle de chants et de danses autour d'extraits de Notre Mer


Une mise en scène de Gérard Demierre
avec le choeur des Mouettes
la chanteuse El-Baze
le saxophoniste Antoine Auberson
et la comédienne Laurence Amy.

Les 6 et 7 novembre 2010
au Théâtre de Beausobre, à Morges.

lundi 25 octobre 2010

Privés de patrimoine culturel immatériel...

Cher Jean-Paul Perrin. « A quels enfants allons-nous laisser le monde ? », se demandait votre dernière chronique. Vous évoquiez, aux premiers rangs des préoccupations des jeunes, la consommation, la distraction... Ces mots - qui m’attendaient au retour d’un voyage d’études que j’organisais à Lisbonne pour une trentaine de gymnasiens - m’ont fait mal à leur adolescence.

Crises financière, écologique, identitaire, médiatique, familiale, etc. Asphyxie. Voilà ce que nous leur laissons. Très peu de place pour le rêve. La preuve par l’actualité française : ces jeunes – qui, il y a 40 ans, revendiquaient le pouvoir de l’imagination - descendent aujourd’hui dans la rue pour sauver, oui, leur pension de retraite.

Pourtant, durant ce séjour à Lisbonne, enfin affranchis de leurs contraintes scolaires (il faut être le meilleur), sportivo-artistiques (il faut être le meilleur) et parentales (rarement les meilleurs), ces jeunes se sont montrés curieux (volontaires pour des visites facultatives), ponctuels (malgré le déficit de sommeil), solidaires (de vrais amis pour l’étudiante malade), enjoués, dynamiques, respectueux...

C’était dans les dédales de l’Alfama, le vieux Lisbonne, à la Mesa de Frades, une minuscule gargote aux voûtes recouvertes d’azulejos, une des meilleures caves pour écouter du fado. Une jeune Lisboète s’est levée, a fait signe à ses deux guitaristes, a chanté. L’exil, l’amour, la mélancolie, le bonheur d’être triste, la saudade, ce « désir intense » pour ce qu'on aime, pour ce qu’on a perdu, pour ce qui pourrait revenir dans un avenir incertain.

Pas étonnant que ces gymnasiens en aient pris plein la gueule. Pas étonnant qu’aucun d’entre eux n’aient préféré filer en discothèque, histoire de consommer, se distraire.

Alors j’ai eu une pensée pour les marins du XVIème siècle, les inspirateurs du fado. J’ai eu une pensée pour Carlos et Manuel, les deux Portugais qui furent les employés de mon père. J’ai surtout eu une pensée pour ces jeunes, exilés de leur enfance, qui peinent encore à être eux-mêmes, peu réjouis à l’idée d’embrasser le monde que nous leur laissons, cet avenir incertain.

Et puis je me suis demandé quel est notre équivalent du fado. Dans quel lieu pourrais-je emmener ces jeunes, en Suisse, pour partager un tel art traditionnel, savourer à nouveau ce « désir intense », sans verser dans la consommation ou la distraction ?

Je crois que nous ne leur avons rien laissé de tel. Dommage.

(Journal de Morges, 29.10.10)

mardi 19 octobre 2010

Comment Nicolas Bouvier rend compte du monde

«Voyez les ânes qui triment si dur et bandent tout le temps», écrit-il dans son Poisson-scorpion… ou comment suggérer efficacement la misère sentimentale d’une population mâle.
L’humour donc, qui chez Nicolas Bouvier est moins un art aguicheur, un outil de séduction, qu’un objet de connaissance, une distance poétique qui apporte une compréhension sensible du monde, rappelant en cela un certain Rabelais («esbaudissez-vous, mes amours, et gaiement lisez le reste»), surtout ce vieux Montaigne («la visite des pays estrangers, non pour en rapporter combien le visage de Neron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille medaille, mais pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy»)... Plutôt que d’invention, il s'agit donc plutôt d’un retour aux sources, d’un voyage aux origines de la littérature humaniste.
Autre trait distinctif de Nicolas Bouvier : c’est un écrivain qui emprunte la place d’un aventurier, et non l’inverse. Il n’est pas de ces baroudeurs (autoproclamés) qui ne résistent (hélas) pas aux sirènes de l’écriture. Chez lui, le récit de voyage n’est pas une affirmation de soi, mais au contraire, sa dilution : «sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot» (Le Poisson-scorpion). La force de ses écrits réside dans ce besoin de voyager «en garde basse», d’exister le moins possible, de rentrer plumé, rincé, élimé, érodé, éprouvé, vidé, dépouillé, poncé, écorné, purgé, essoré, allégé, abruti, effacé, usé (ce sont ses mots), ou dans une technique d’écriture qui adopte cette manière d’être : point de vue neutre, prise de notes minutieuse, narrateur effacé, énumérations dépersonnalisées, phrases infinitives, pronoms indéfinis, intervertis, etc.
Au final donc, l’humour et la disparition, peut-être nos deux principales dettes envers celui qui a su remplacer, dans la mal nommée littérature de voyage, le défi par l’humour et l’aventure par la poésie.
(Matricule des Anges, novembre 2010)

mercredi 29 septembre 2010

La Fête de la Désalpe de Charmey

6h, au pied d’un imposant chalet gruérien, des plaques VD, les miennes. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, pas même un border collie. Le jour tarde à se lever, pas de doute, on va vers l’hiver. Il y a de la lumière dans l’écurie. Il y a de puissants rires à l'intérieur, je pousse la porte. Le dos des bêtes fument à la lueur des néons. Bonjour, suis-je bien au chalet d’alpage de Laurent Gachet ? Aucune réponse sinon un léger oui de la tête… et bientôt déjà une tasse de café dans la main, merci.
7h, celui avec la casquette «Holstein» lave les queues des vaches au savon noir, celui avec la casquette «Vacherins fribourgeois» cherche de petites cloches pour les trois dernières génisses, celui qui fait une pause m’explique que pour obtenir l’AOC «Gruyère d’alpage», il a fallu poser des catelles au sol de la salle de fabrication, celui avec la lampe frontale fixe à l’aide de colson des fleurs en papier aux têtes des vaches (les grands bouquets de fleurs naturelles seront fixés aux deux reines au dernier moment, en arrivant sur la grande route, histoire de ne pas les «ébriquer»), celui qui est postier passe son chien Bill au Kärcher et lui attache un petit sac sur le dos, celui-là enfin fixe une fourche en bois - avec des bouchons en liège sur les pointes - sur le bas d’un âne nommé Capuccino, tandis que les autres lui lancent des plaisanteries.
Dans cette effervescence, Laurent Gachet reste un chef discret, mais efficace, et enjoué. Il a un torse comme trois fois le mien. Il a une barbe d’un mois (rasée pour la dernière fête fédérale de lutte). Il a des petits yeux (c’est qu’il a rapatrié le troupeau des Oudèches l’avant-veille pour le préparer, il s’est couché tard la veille, il s’est levé à 3h ce matin pour la traite, et maintenant, tout est à recommencer, puisqu’il a plu et que les bêtes sont pleines de boue). Il a le sourire.
8h, tiens, mais qui voilà : un photographe de l’agence Reuters ! La veille, il était en reportage au Japon, demain, il couvrira une assemblée de l’ONU… J’ai un peu honte. Que fais-je ici ? Sinon perturber le dernier tronçon « vierge » de cette désalpe désormais sponsorisée par l’Office du tourisme de Charmey. Consommer de la montagne ? La théâtraliser ? La disneylandiser ? La heidilandiser ?
9h, dernier moment pour se mettre en tenue. Valérie, la femme de Laurent, et Manon, pour qui c’est la première désalpe (celles-là même qui «courataient» l’écurie il y a une minute !) revêtent leur magnifique dzaquillon, se maquillent comme pour aller au bal, se font belles, très belles même.
Laurent me tend un bredzon, «c’est que tes habits, ça fait un peu de la ville». En mettant ma chemise paysanne, je fais l’erreur d’attacher les boutons des manches, non, ces dernières se roulent, qu’il pleuve ou non, tradition oblige. Le loyi en bandoulière, comme ça ?, non, sur le côté gauche. Et mes souliers ?, hélas non, je n’en ai pas à boucles… Et pas non plus de capet... Quant à ma canne, il est gravé dessus… «Appenzell». Au final, je suis tout de même content que le bredzon de ce costaud de Laurent soit à ma taille ! Il me dit que c’est celui de ses 15 ans...
10h, un chemin forestier dégringole le long du riau du Gros-Mont. Le bruit des 92 cloches est inversemment proportionnel à celui des vachers. Une sorte de transe, en vérité, quelque chose qui me submerge.
Même si je dis encore « bonjour » au lieu de « salut », même si Bill mordille inutilement les pattes des vaches, même si le chaton que tenait Manon dans ses bras a fait sur son tablier, même si le bouc du petit Xavier semble davantage le tirer que le contraire, même si celui-là sort un téléphone portable de son bredzon, même si une voiture tente de dépasser en force, la magie opère. Très ému. La larme. Envie de sourire, danser, chanter. Envie de jodler.
11h, «attention manifestation» sur le bord de la route. Charmey, le choc. C’est un peu Carnaval de Bâle, avec des masques de cyclopes, un objectif-photo pour tout œil. C’est un peu l’arrivée du Tour de France, sans le sprint, mais avec les sponsors. C’est un peu Safari au Kenya, avec une tribu de Masaï, nous.
C’est pourtant vrai que tous les spectateurs ont des visages de Joie. Certains ont les yeux rouges, ils ont bu, non, ils sont émus… Et même le couple qui nous lorgne au-travers des baies vitrées des bains thermaux de la Gruyère n’a pas besoin de hammam pour embuer ses yeux.
12h, en ligne de mire, la ferme du Grand-Praz. On devine sur les marches des escaliers la silhouette de Maria, la grand-mère de Laurent, une nonagénaire radieuse qui ne veut pas perdre une miette du spectacle. Sur notre droite, à la lisière d’un bois, trois chamois.
13h, dans la cuisine des Gachet, une armoire sculptée (de celle qu’on ne trouve pas à IKEA), des cloches un peu partout, une table pour une trentaine de personnes, entre les assiettes, des jouets en forme de vaches et des edelweiss sur les serviettes. Le fendant délie les langues. On rit de l’armailli de la vallée voisine qui a des rastas jusque dans le dos. On ne parle pas du prix du lait, on est là pour la fête. On parle du loup. Ce que j’en pense ? Oh, vous savez, un peu comme vous… On parle de biturées, «non de dieu, la secouée !». On jure que le cor des Alpes en carbone «sonne plastique». On mélange maintenant le Diolinoir de Chamoson et la dôle de Salquenen (on ne touche pas à la bouteille de Pepito citron). On avale d’un trait sa soupe aux légumes. On se marre. On s’empiffre de lard, de saucisson, de jambon…
Au-travers de la vitre, on voit le troupeau brouter paisiblement. Il repleut. Sur leur tête déteignent lentement les fleurs en papier.
15h, quand arrive sur la table les tartelettes au vin cuit, les bricelets, les merveilles au sucre et les petits verres de gnôle... on remercie Laurent Gachet d’être l’un de ces irréductibles qui refusent d’abdiquer, de tricher, de n’avoir pas remplacé la désalpe à l’ancienne par une sordide course en bétaillère.
(La Gruyère, 28.9.10)

jeudi 23 septembre 2010

“La reine? Une servante plutôt, qui fait des enfants, des gâteaux, des chaussettes de laine... Une Pénélope tricotant sa patience pendant qu’Ulysse navigue entre les vignes, ou quand il est solidement amarré au port de sa cave. La vigneronne se demande parfois si elle ne manque pas un peu à cet Ulysse qui a pris l’habitude de passer au large. Elle le connaît bien. Est-ce le ciel embrumé de ses longs hivers? C’est vrai que le soleil d’un sourire est plutôt rare sur son visage. C’est vrai qu’il emploie des mots trop importants, des phrases définitives. Elle aurait envie d’ajouter quelque chose, de ces mots de femme qui n’engagent pas la responsabilité de la commune, des mots qui caressent, refont le printemps : visage, épaule, tu as mal?, tu es fatigué?, enfant, je t’aime bien quand-même... Seulement, voilà, ils ne viennent pas, ces mots qui accompagnent. Elle les garde pour elle, poursuivant son monologue silencieux là-haut, au niveau des cuisines et des chambres. Elle en ferait une chanson de sollicitude, si elle savait, pour lui dire qu’elle est à côté de lui, qu’elle le plaint parfois comme on plaint l’enfant. Même ces jours où lui, le roi fragile, refait le monde ou le district. Quand il est sûr de lui comme un pape et important comme une autoroute.”
Emile Gardaz

mardi 27 juillet 2010

Samedi 28 août : Sommet du Mont-Tendre
Jeudi 2 septembre : Romanel-sur-Morges
Vendredi 3 septembre : La Sarraz
Samedi 4 septembre : Cossonnay
Mercredi 8 septembre : Gimel
Jeudi 9 septembre : Bière
Vendredi 10 septembre : Etoy
Samedi 11 septembre : Aubonne
Mercredi 15 septembre : Colombier
Jeudi 16 septembre : Yens
Vendredi 17 septembre : Apples
Mercredi 22 septembre : Lonay
Jeudi 23 septembre : L'Isle
Vendredi 24 septembre : Eclépens
Samedi 25 septembre : Morges

lundi 26 juillet 2010

Trois roulottes : la pinte, le BAM et la CGN

Les passagers du bus d’Echandens ont pu suivre l’avancée des travaux en temps réel : devant la Voirie de Lonay, sous un soleil de plomb, le designer Sébastien Guénot en train de calligraphier le «P» de la roulotte qui accueillera la «Pinte vaudoise».
Ce réalisateur-scénographe-infographe-graphiste–peintre–sculpteur-décorateur est un habitué des «projets à la Demierre». En 2005, il construisait pour lui un poisson de trente mètres de long pour Le Gros poisson du lac de Ramuz, joué à Coppet ; il récidivait l’an dernier avec l’étonnant Garçon Savoyard, à Cully. Il fut aussi le créateur des costumes de Pierre et le loup (2006), des Moutons bleus (2008), à l'Opéra de Lausanne, et des Misérables (2009), au Théâtre de Beaulieu.
Une solide expérience donc, mais à l’entendre, Deux décis d’odyssée est peut-être son projet le plus… exposé. Comprenez, le plus riche en «sollicitations» : la bouteille de Philippe Guillemin, syndic de Lonay, celle du régisseur, celle du chef de la Voirie, celle de l’auteur… et une passante qui lui propose de racheter une roulotte pour en faire un bar !
Dans la roulotte du «BAM» peint également une charmante bénévole, Florence Bourgea (qui ne refusera pas ses Deux décis…), alors que devant la roulotte du bateau «Le Savoie» s’active, surprise !, un ancien élève, Antoine Sordet (venu ici gagner de quoi partir à son tour en Odyssée !).

mercredi 21 juillet 2010

Du concept de base… au fer à souder !

Si les gens ne vont pas au théâtre, c’est le théâtre qui ira aux gens ! L’Opéra de Lausanne a eu cette année la même idée : aller à la rencontre des spectateurs, comme vendredi dernier à Aubonne. Le spectacle Deux décis d’Odyssée fera encore plus fort, pariant sur le plein-air et aménageant ses scènes dans des roulottes.
Les roulottes, c’est une idée du metteur en scène Gérard Demierre, un éternel nostalgique des saltimbanques du XVIIe siècle qui dressaient leurs tréteaux au milieu des arracheurs de dents et des montreurs d’ours…
Seulement voilà. De l’étincelle de base à la concrétisation, il y a du chemin. Ainsi, Fabienne Aeby, administratrice communale à Lonay, s’est offerte pour démarcher les constructeurs de la région et trouver trois roulottes de chantier d’occasion. Ainsi, Olivier Burnet, chef de la Voirie de Lonay, et Etienne Guggisberg se sont creusé la tête pour trouver le moyen de fabriquer trois scènes «à bascule», solides, efficaces, esthétiques…
Et se souvenir du metteur en scène expliquant au constructeur qu’il ne faut jamais prononcer le mot «corde» (au théâtre, ça porte malheur, il faut dire «guinde»), que celui qui le dit doit payer la tournée… Et de une, et de deux tournées pour un spectacle qui n’a pas fini de souder des univers hétéroclites !

mardi 13 juillet 2010

Un spectacle sur mesure !

«Société des Amis du district de Cossonay», ironiquement inscrit aux murs de la cantine du Pré-aux-Moines, le lieu qui accueille les premières répétitions de Deux décis d'odyssée, le spectacle de la Fête du nouveau district… de Morges !
Le plus dur semblait réalisé : dénicher un local assez grand pour héberger trois roulottes et bloquer plusieurs semaines dans l’agenda d’artistes sollicités. Ne restait qu’un petit détail… de taille ! Les portes de cette cantine justement. Toutes trop petites. Après maints essais, enfin, là, une porte coulissante haute de 3m26… pour des roulottes mesurant 3m25 ! Oui, du sur mesure.
Pouvait alors se déployer l’alchimie des voix et des gestes, la convergence de talents hétéroclites. Ainsi, des chanteurs dits «classiques», Catherine Cruchet, Katja Trayser, Christian Baur ou Jean-Daniel Estoppey, agréablement chahutés par le timbre oriental et gitan de Nathalie El-Baze, par la fantaisie de Frédéric Brodard, issu du monde des comédies musicales. Ainsi, le comédien Sandro Santoro, formé à l’école Dimitri, défenseur du théâtre non verbal, se retrouvant… récitant (certes un récitant hyperactif !), et Yvan Barbay, réputé pour son légendaire bagou, plongé dans un rôle… de mime!
Que cela ne tienne, Barbay se lâchera lors de la «troisième mi-temps», au Café de la Poste (ou serait-ce au pub du coin ?), demandant si le tableau intitulé «Les quais de la Coquette» ne contiendrait pas, par hasard, une vilaine contrepèterie...

vendredi 9 juillet 2010

Eh, tiens à boire !, la caravane passe…

Pourtant, la séance s’annonçait sérieuse. Des gens à l’heure, rapidement mis en branle par un préfet efficace, et des bouteilles d’Henniez verte «légère» sur les tables.
La séance d’information pour les 15 villages qui accueilleront le spectacle Deux décis d'odyssée s’annonçait sérieuse, mais très vite les questions enthousiastes ont fusé ! Est-ce dû à la convivialité du lieu, la pinte de Michel Perey, vigneron à Vufflens et caissier du Comité d’organisation ? Au bronzage du metteur en scène Gérard Demierre, de retour d’un stage de théâtre d’ombres en Indonésie ? Aux légendaires claquements de sabots du régisseur Philippe Laedermann ? Au Messager boiteux qui annonce un mois de septembre radieux ?...
Les villages découvrent leur «cahier des charges» : accueillir entre 200 et 400 spectateurs, trouver 3 tracteurs pour chercher les roulottes dans le village de la représentation précédente et fournir de quoi contenter ceux qui, après le spectacle, voudraient boire plus que «deux décis»…
Le reste de la logistique se règlera ultérieurement, sur place. A l’image d’une désormais mythique rencontre à la buvette du Mont Tendre, en présence du duo de choc Demierre-Laedermann, d’Yvan Barbay (l’Ulysse du spectacle) et de Michel Desmeules, syndic de Montricher. A l’issue d’une fondue aussi ensoleillée qu’arrosée, ledit syndic aurait lâché : «si la Fête ressemble à cette séance de coordination, ça promet ! ».

vendredi 2 juillet 2010

On the road again !

Il y a bientôt trois millénaires vivait Homère, auteur de L’Odyssée, l’évangile de tout voyageur. Il y a un demi-siècle voyait le jour à Morges Sacré Ulysse, un spectacle d’Emile Gardaz et de Gérald Zambelli créé pour l’Exposition Nationale de 1964 et rejoué… jusqu’en Grèce !
Il faut parfois lorgner dans le rétroviseur, pour mieux se projeter dans l’avenir. Du 28 août au 25 septembre prochain, de Bière à La Sarraz, d’Aubonne à Cossonay, tout le district boira à la santé d’Homère, de Gardaz, de Zambelli, de la Route, du Vin, des Femmes et du pays morgien !
Déambulant de village en village, emmenant avec elles tout ce qu’un lieu bien habité contient de bonne humeur, les trois roulottes du spectacle Deux décis d’odyssée raconteront le retour d’Ulysse.
Intacts, les quais de sa Coquette, son train vert blindé de militaires, sa vigne, sa pinte. Mais pas de Pénélope. Elle aurait, dit-on, choisi la vie de château… Rebelote donc pour Ulysse ! En route pour les châteaux de la région morgienne ! Vingt-sept en tout...
À ce propos, sauriez-vous lequel de ces châteaux abritait naguère Jean Villard-Gilles, André Gide, l’inventeur du velcro, un chanteur d’opéra de renom ou l’un des fondateurs de la Croix-Bleue ? Réponse le 28 août au sommet du Mont Tendre !

jeudi 24 juin 2010

Le foot à la télé interdit aux moins de 16 ans...

Dites, à quoi bon vous casser la nénette à éduquer vos petits êtres humains si, entre deux coups de sifflet, les idoles de la Coupe foutent tout en l'air?

Ce tournoi - piètre commedia dell'arte à gros budget - est en effet celui de l'agressivité, du simulacre et de la vulgarité. Pas bien de frapper: le vilain coup de pied du Nigérian Kaita (menacé de mort ensuite par ses supporters suite à son expulsion...). Pas bien de tricher: le cou de coude feint de l'Ivoirien Keita face au Brésilien Kaka (et les simulations suisso-chiliennes...). Pas bien d'être grossier: «Va te faire enculer, sale fils de pute», titrait en Une L'Equipe du 19 juin suite aux insultes du Français Anelka (la première fois qu'un Noir est expulsé d'Afrique vers l'Europe...).

Et puis, d'un autre côté, on se dit qu'il faudrait imposer la Coupe aux petits êtres humains, car elle offre une initiation aux règles du jeu de notre société moderne:

Précarité. On peut être le héros d'une nation, numéro 10, la veille, et l'ennemi public numéro 1 le lendemain. L'industrie du sport sait en effet fabriquer des stars avec des jeunes mal formés, infantilisés, aliénés, surprotégés, incapables d'éviter les pièges de la réussite éclair.

Injustice. On peut filtrer le brouhaha des vuvuzelas, mais on peine à effacer la déception des Africains (dont la FIFA avait promis que ce serait «leur» Coupe), presque tous éliminés prématurément, par manque de pragmatisme, par manque d'argent surtout. Dura lex sed lex : un Africain qui réussit est un Africain qui a quitté son continent pour adopter la nationalité du premier club venu.

Frilosité. Les gagnants de cette Coupe sont les fourmis qui barricadent leur surface de réparation, pas les cigales qui se font plaisir. Ainsi, en pleine crise contre l'Espagne (qui se souviendra bientôt qu'elle est, elle, vraiment en crise...), la Suisse a tiré son épingle du jeu en misant sur un froid hermétisme ponctué de lâches estocades.

Immigration. Touche positive enfin. La Coupe rappelle les atouts du métissage. La Suisse redevient une terre d'immigration et d'asile ouverte aux «secondos» et aux «terzos». La preuve par neuf: Behrami (Serbie), Benaglio (Italie), Derdiyok (Turquie), Fernandes (Cap Vert), Inler (Turquie), Nkufo (Zaïre), Yakin (Turquie), Vonlanthen (Colombie) et Senderos (Espagne). Jamais la Suisse ne serait ce qu'elle est (qualifiée à la Coupe) sans eux.

(publié dans Le Nouvelliste)

mardi 22 juin 2010

«Pays de continuité et de lente tradition»...

Samedi dernier, flânant parmi les bouquinistes du marché de la Riponne, je suis tombé sur un petit livre écrit en 1952 par Emmanuel Buenzod sobrement intitulé Morges. On y trouve des phrases délicieuses : «c’est ici un pays de petite histoire, un pays de continuité et de lente tradition».
C’est un texte qui a vieilli, bercé par les remugles héroïques de la Mob, célébrant la «sagesse placide» et la «diffuse mélancolie» des Morgiens. C’est malgré tout un texte qui questionne : «la prudence, la bonhommie, la malice du paysan vaudois n’exprime qu’une part de sa nature, laquelle est à la ressemblance du pays, c'est-à-dire à la fois tenace et ouverte, laborieuse et bizarrement disponible, attentive et pourtant en instance d’évasion».
Evasion. Fait d’échapper au quotidien. Et pourtant. Chaque fois que je fréquente la gare de Morges, je ressens le même serrement de cœur, j’ai mal à cette jeunesse agglutinée sur la place, à la terrasse d’un fast-food, fumant des clopes pour se désennuyer, s’évader un peu, oublier le décor, ce temple austère, cette autoroute, ce musée militaire.
«On comprendrait mal certaine lenteur, certaine prudence, certain conservatisme inhérent à l’esprit de la cité, si l’on ignorait que Morges, Morges-l’Orgueilleuse, Morges-la-Coquette, la Weimar de la Suisse romande, vit avant tout de son arrière-pays», poursuit Emmanuel Buenzod.
Il avait raison. Il faut écouter l’«arrière-pays», ces villages qui jouxtent Morges. Dans le désordre et sans être exhaustif : à Denens, le Berles Rock Festival (30-31 juillet), à Villars-sous-Yens, le Giron des Jeunesses de l'Aubonne (8-11 juillet), à Saint-Prex, le Festival de chant, musique et danse (20-28 août), à Echandens, un Caveau que le chanteur Sarclo avait élu «meilleure salle de Suisse romande», à Préverenge… sa plage, ce joyeux remue-ménage qui fait un bien fou à toute une région, jeunesse comprise (et merde pour ces quelques propriétaires aux narines et aux tympans chatouilleux, non ?).
Puisse-t-on parfois troquer la prudence contre ce qu’il faut de disponibilité pour que l’évasion ne soit plus un luxe.
(publié dans le Journal de Morges)

dimanche 13 juin 2010

Pourtant, que la montagne est belle...

Si on lui avait laissé le choix, il aurait préféré ne pas avoir à renverser une «boîte à meuh» pour que le petit puisse entendre un meuglement de vache. L'emmener là-haut, lui expliquer que le lait est tiré de ces tétines-là, grâce au savoir-faire de ce vacher-ci, lui montrer comment l'herbe fraîche dans laquelle il joue devient fromage à pâte dure.

Lui faire comprendre que la paysannerie n'est pas une industrie comme les autres, qu'être paysan, c'est moins un métier qu'un mode de vie, que la montagne sans les bêtes, ce n'est plus la montagne.

Cela, c'était un peu avant la disneylandisation des Alpes, cette place de jeu grandeur nature offerte en défouloir à tout un continent, avant cet objet marketing, le drapeau rouge à croix blanche, ce que la ville dit être authentique, avant le réduit national des offices de tourisme, avant les paires de bâtons télescopiques, le trekking en compagnie de lamas et les nuits sous des yourtes mongoles, avant que les vachers polonais se fassent photographier par des touristes hollandais qui auraient tant voulu pour leur fin de semaine de la neige dans les hauteurs et du soleil autour du lac.

Aujourd'hui, ne subsistent que de beaux livres illustrés, les cornes limées des reines de Martigny et le calendrier 2010 des paysannes suisses.

Heidi salue, «standing ovation» à la fin de sa comédie musicale.

Il n'y a plus rien dans les Alpes d'essentiel. C'est du relief qui traverse l'Europe, en se foutant des frontières.

L'amour de la montagne, la déclinaison de ses sommets, la méditation, le bon air, le silence... La montagne, c'est de la tectonique, rien de plus.

Alors à quoi bon se plier en quatre pour un consommateur qui ne sait plus différencier un produit industriel d'un produit artisanal? Le fromage importé ne nourrit-il pas tout autant?

Et vous, paysans pleurnichards, dites, qui a vendu les terrains où se sont construits les grands hôtels?

Dans le séjour douillet d'une maison de retraite, près d'une fenêtre ouverte, un vieux vacher en roule une. Il a vu se construire les remontées mécaniques. Il a vu le prix du litre de lait passer sous la barre de 1 franc. Il a vu se construire la route goudronnée. Il a vu monter la première bétaillère. Il a vu la forêt remplacer ses pâturages.

En parcourant des yeux la montagne, il ne se souvient pourtant que des bons moments.

(publié dans Le Nouvelliste)

samedi 29 mai 2010

Ces bulletins de vote anonymement xénophobes...

Imagine 300 étudiants réunis dans l’aula d’un gymnase pour visionner un documentaire intitulé Au-delà des rêves (2009) : une heure de témoignages d’immigrés sénégalais venus chercher l’eldorado en Italie, en France ou en Suisse. Imagine ce documentaire projeté dans une quarantaine de villages sénégalais pour évoquer les déceptions qui attendent en Europe ceux qui veulent à tout prix se sauver en pirogues.

Sans m’attarder sur la qualité du documentaire, j’aimerais raconter ici ce qui a suivi la projection : une heure et demie de questions aux réalisateurs, lentement remplacées par un débat houleux, enfin l’intervention d’une étudiante :

- Il faut que ces gens s’intègrent. Les bons immigrés, ça va, mais ceux qui, en Suisse, s’habillent à l’africaine, comme dans votre film, ouste !

Tollé d’indignation, "facho!", huées de protestation, "raciste!", 299 étudiants se lâchent contre la camarade aux propos… courageux.

Peu importe que cette étudiante ait répété les mots de ses parents, sans les digérer. Ou que ce genre de discours s’entende dans tous les cafés du commerce. Ce qui m’a secoué, c’est la réaction de l’extrême majorité des étudiants.

Combien n’ont pas osé soutenir leur camarade ? Combien d’autruches ensablées pour combien d’humanistes en herbe ? Comment diable se fait-il que cette jeunesse-là, bientôt, se diluera dans la société frileuse qui est la nôtre ? Combien d’entre eux engageront des immigrés clandestins, tout en voulant plus de souplesse en matière d'immigration ?...

Ce consensus angélique (pour employer un terme en vogue), cette autocensure bien-pensante rappellent celle qui a sévi dans les médias avant la votation des minarets. On génère de la xénophobie, en la rendant taboue. A force de servir aux jeunes du "multiculturel" à toutes les sauces, ils en ont perdu le sens. Ils ont oublié que la tolérance, c’est la capacité d’accepter... ce qu’ils désapprouvent.

"Je ne suis pas d'accord avec vous, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire", disait le philosophe. La tolérance, c’est reconnaître qu'une chose est un mal, et l’accepter, sachant que combattre ce mal engendrerait un mal plus grand encore. Ce plus grand mal, c’est une étudiante privée de liberté d'opinion. Même si cette dernière est infondée. Surtout si elle est infondée ! Car la frustration se convertira en peur, en haine. Pire, en bulletin de vote anonyme.

(publié dans Le Nouvelliste)

dimanche 16 mai 2010

Pourquoi croire encore en l’Europe

A vingt mois des élections fédérales, les turbulences qui secouent l’Europe donneront des ailes aux eurosceptiques. Bientôt nos murs refleuriront d’affiches à faire froid dans le dos, de slogans anti-Schengen, de quoi attiser notre inaltérable sentiment d’insécurité.

Les europhiles, eux, ne broncheront pas. Relancer le débat serait prématuré, inconscient, contraire surtout à leurs intérêts.

Nous voilà donc condamnés à vingt mois d’isolement.

Mais dites, est-ce l’Europe qui est la cause du fiasco grec ? Non. C’est même grâce à elle que le continent restera stable et n’engendrera pas un «état voyou» prêt à se venger de voisins qui l’auraient laissé crever des erreurs de ses dirigeants.

Beaucoup se demandent combien la Suisse aurait dû débourser, si elle était membre de l'Union, pour sauver la Grèce. Demandons-nous plutôt combien la Suisse économiserait à rejoindre enfin l’Europe.

Car la voie bilatérale coûte de plus en plus d’énergie (120 accords signés depuis 1972), d’argent (700 millions de francs par an pour des projets européens de recherche, de coopération policière, d’environnement, etc), nous isole politiquement, nous fait passer pour des profiteurs… tout en nous privant de droit de vote dans les institutions européennes.

L’euroscepticisme est de toute manière insensé, puisque nous dépendons déjà de cette Europe qui accueille 60% de nos exportations et produit 80% de nos importations. Financièrement aussi, puisque la Banque nationale suisse vient d’acheter des euros pour 40 milliards de francs afin d'éviter que ce dernier ne s’apprécie trop et pénalise nos exportations.

En politique internationale, l’entrée dans l’Europe mettrait enfin un terme à ce mythe hypocrite et opportuniste qu’est la neutralité. Un terme aussi à l’affaire Kadhafi, pour n’en citer qu’une, puisque les diplomates européens n’auraient pas «oublié» la Suisse (et Max Göldi !) sitôt la crise des visas terminée.

Enfin, l’Europe allégerait grandement notre budget militaire (encore estimé à 3,5 milliards de francs en 2009 !). Et à la vieille garde idéologique qui s'accroche à vouloir prouver la nécessité d'une armée suisse indépendante, craignant que la crise actuelle réveille une troisième guerre mondiale, nous répondrons que c’est justement parce qu’en 14 et en 39, l’Europe n’existait pas, que la guerre a pu éclater. Que c’est pour cela qu’il faut (re)construire l’Europe et faire perdurer la Paix, ce joyau d’à peine plus d’un demi-siècle.

(publié dans Le Nouvelliste)

lundi 10 mai 2010

Quand on a mal à sa société

Dans le ciel, les cendres empêchent les touristes de s’envoyer en l’air. Dans les eaux, le pétrole empêche les touristes de barboter. Et entre deux, il y a nous, un rien paumés, naufragés sur une île cerclée de pays au bord de la faillite.
Dimanche dernier, je suis allé chercher un élan d’enthousiasme collectif au stade Saint-Jacques, à Bâle. En vain. Les supporters Lausannois n’y croyaient pas.
C’est tuant, l’asphyxie mentale.
Ça fait qu’on a mal à sa société. C’est alors - quand le ciel se couvre et les eaux se brouillent – qu’il faudrait songer à William, Yassmine et Avinadav.
William Kamkwamba, 22 ans, est né au mauvais endroit, dans une famille de sept enfants, au Malawi. Pas d’argent, pas d’école. William ne baisse pourtant pas les bras, emprunte des livres à la bibliothèque la plus proche et s’aide des illustrations pour construire une éolienne, à partir de branches, de tuyaux, de chaussures usées et d’une vieille bicyclette. Il produit ainsi de l’électricité pour un village qui n’avait alors connu que les bougies pour s’éclairer. Son portrait fait soudain la une du Wall Street Journal, une bourse d’études lui ouvre les portes d’une université sud-africaine, il publie un livre intitulé Créer de l’électricité et de l’espoir.
Yassmine El Ksaihi, 24 ans, préside la mosquée de Polder, en Hollande, une mosquée unique : les prêches se font en hollandais (plutôt qu’en arabe), le lieu est ouvert aux non-musulmans, femmes et hommes prient côte-à-côte. Ainsi, cette marocaine d’origine est parvenue à s'intégrer en terre laïque sans renier ses racines, à donner tort au radicalisme islamique et à la xénophobie ambiante, à renouer le dialogue interreligieux.
Avinadav Begin, 32 ans, petit-fils du fondateur du Likoud, a été élevé en fût ultranationaliste. Ce qui ne l’a pas empêché ensuite de donner le nom de son meilleur ami palestinien (Waadji) à son fils, de participer à des marches pacifistes contre le Mur de Séparation, de publier un livre bilingue hébreu-arabe intitulé La Fin du conflit.
Ces jours-ci, les journaux feraient bien de parler un peu plus de William, Yassmine, Avinadav et de tous ceux qui ont troqué leurs humeurs noires contre des horizons dégagés, ceux qui ne s’agenouillent pas devant ces divinités médiatiques que sont la Catastrophe et la Fatalité.
(publié dans le Journal de Morges)

samedi 1 mai 2010

L'âme voyage à la vitesse du chameau

Un vol Lufthansa pour Sarajevo. Un rêve jailli du siècle passé. Juste une ligne sur le panneau des départs. Ligne rouge, vol annulé. Satané Eyjafjöll, bye-bye Sarajevo.
Ne pas perdre la face, improviser un road trip éclair en direction du sud, ­saluer la dent de Morcles, une pensée pour celle qui vit à Orsières, une pensée pour ­celui qui vit à Liddes, s'enfiler dans un tunnel, ressortir en Italie, perdre de ­l'altitude, traverser les rizières du Piémont, apercevoir la mer à Gênes, se baigner près de Bibonna, embarquer à Piombino, en ­fumer une sur le ferry et débarquer sur l'île d'Elbe.
Eyjafjöll, merci, c'est beau, un voyage au raz du sol.
Au volant, penser à celui qui n'a pu être ­expulsé vers le Nigeria, forcé de prolonger son exil en terre inhospitalière, en Suisse. Penser aux avocats d'affaires londoniens qui ont offert 114'000 euros à qui les amènerait à Paris en jet privé. Au fleuriste fâché de n'avoir reçu ses orchidées ­thaïlandaises. A la tranquillité retrouvée de la place Jemâa el-Fna, à Marrakech. Aux voisins de l'aéroport de Cointrin qui ont connu une semaine de sommeil inespéré.
Sur le ferry, lever les yeux au ciel, me laisser surprendre par une surface vierge, toute bleue, ce ciel qui n'est plus une autoroute (et regretter de n'avoir connu les dimanches sans voiture de 1973).
Sur l'île d'Elbe, promener mon index sur une carte au 1:25 000 et me souvenir d'avoir un jour rejoint Vladivostok par le rail, ­Kashgar par la route du Taklamakan, ­Kandahar en minibus public, Dubaï en ferry, Sanaa en jeep, Djibouti en barque, ­Addis-Abeba en train, Ngirme en dromadaire, Tamanrasset en camion. Sans ces oiseaux migrateurs de malheur. Sans avion...
Me voilà aujourd'hui au rang de ceux qui ont des «semaines de vacances». Où partir cet été? L'Indonésie? Trop touristique! Peut-être Madagascar, mais ne pleut-il pas l'été? New York? En Grèce, les prix ont chuté...

Deux cents millions de vols sont prévus pour l'an 2020.

Et si... Et si on le faisait pour de bon! Un an! Un an sans avion! Comme pour se prouver qu'on n'est pas accro! Ou mieux : si on prenait le bateau pour ­rendre visite à ce bon vieux Eyjafjöll !
(publié dans Le Nouvelliste)

jeudi 22 avril 2010

Hersant ou pas, on a la presse qu'on mérite !

Ceci fait suite à un message reçu via facebook par un dénommé Frank Singleton (que risque-t-il pour écrire ainsi sous pseudonyme?) qui dénonce l'«ouverture» du quotidien Le Nouvelliste au groupe français Hersant :
«N'êtes-vous pas chroniqueur au sein de cette rédaction ?
Ne devriez-vous pas soutenir publiquement le groupe
La réponse est non.
«Indépendant» d'abord. A mon avis, le danger n'est pas que le propriétaire d'un média (aussi non-valaisan soit-il) impose une idéologie (aussi non-valaisanne soit-elle), mais qu'il n'obéisse qu'à l'idéologie mercantile. Les yeux rivés sur les ventes et le nombre d'annonceurs. C'est hélas, Frank, déjà le cas. Rhône Média, Edipresse, Tamedia, Ringier ou Hersant, même combat. Et je doute que l'on puisse remettre ce journal aux mains des soeurs de l'Ordre de saint Paul, comme c'est le cas pour La Liberté...
«100% valaisan» ensuite. Là, danger. Un journal n'est pas un vecteur d'identité, mais un vecteur d'informations. Etre Valaisan, c'est de la relation. Un journal, c'est de l'information. Si cette dernière est bonne, ancrée dans le réel, qu'importe finalement que ce journal soit exclusivement valaisan. D'autant qu'en Suisse romande, les rubriques internationales, suisses et économiques (celles que le groupe Hersant voudrait centraliser) s'appuient déjà sur un pourvoyeur unique: l'ATS...
«Ouvert sur le monde» enfin. Naïvement, je crois qu'un journal dépend moins de ses actionnaires que de ceux qui le fabriquent et de ceux qui le lisent.
Aujourd'hui hélas, beaucoup de journalistes «font leurs heures» en comptant les années qui les séparent de la retraite, tandis que beaucoup d'autres rêvent d'une «carrière intéressante» plutôt que d'un engagement passionné et curieux, veulent faire la une, à n'importe quel prix, pour exister dans la «jet set» des médias romands.
Autres responsables de la qualité de la presse, les lecteurs. Je ne crois pas qu'un gros millier de membres sur Facebook suffisent à «sauver» un média. Les journaux veulent vivre. Et pour qu'un journal (valaisan ou non) vive, il doit obéir aux attentes de ses lecteurs. Il s'agit donc, pour avoir un bon journal, d'avoir de bonnes attentes.
Cher Frank, prouvons que produire de la qualité est rentable: ne lisons pas les journaux qui ne nous la donnent pas.
(publié dans Le Nouvelliste)

vendredi 9 avril 2010

Une poétesse pleine de tanins

Coup d’œil dans le rétroviseur avec Chantevin de Renée Molliex (1972), un ouvrage hors-du-temps que les amoureux de la vigne et du vin se doivent de (re)lire !
Il y a généralement ceux qui travaillent la vigne et ceux qui écrivent sur la vigne. Les vignerons vous le diront, ce sont rarement les mêmes. Courber le dos sans rechigner et tordre les phrases sans les abîmer sont deux compétences rarement réunies en une seule personne. Renée Molliex fait exception. Chantevin retrace sa lente conquête du monde viticole selon une écriture dense, tantôt lyrique, tantôt familière, souvent drôle, parfois dramatique, saisissante, capiteuse.
A l’origine, un coup de foudre. Celui d’une jeune citadine savoyarde pour un vigneron de Féchy. Un mariage pour le meilleur : la vue sur le Mont-Blanc, les «cymbales d’or des blés» et une rue bordée de «vieilles maisons mal alignées qui s’épaulent comme des femmes un peu ivres».
Un mariage pour le pire aussi, car sa présence à Féchy s’avère être «aussi incongrue que celle d’une servante de curé dans un lupanar». L’intégration prend des airs de purgatoire pour cette Savoyarde pétulante et éprise de liberté.

«L’amour, c’est bien connu, prête de l’esprit aux filles. Aux femmes mariées, c’est le vin. Il a bien du mérite de donner de l’esprit à celles qui ont prouvé, en se mariant, qu’elles n’en avaient guère.»

Il y a d’abord les Vaudois : des hommes méfiants aux paroles ouatées, des femmes en tablier qui chassent les «minons», des enfants qui ignorent l’art de tirer les sonnettes avant de s’enfuir en courant et des chiens qui n’ont pas le droit d’aboyer à la lune.
Il y a ensuite la vigne, celle que l’auteur appelle «marchande d’esclaves», «sorcière», «vieille dame», «atroce négrière», «vieille enquiquineuse», «horrible mégère», celle qui a toujours le dernier mot quand il s’agit de la travailler.
Effeuiller. Deux bois par corne. Pourquoi deux ? Parce que c’est ainsi ! Alors la jeune novice se prête au jeu. Même s’il s’agit du «travail le plus monotone que Dieu ait imposé à ses créatures». Même si cela équivaut à «chercher des poux dans une tignasse sale». Même si elle ressemble rapidement à «une écrevisse ébouillantée, avec des bras rougis et un cou écarlate plus grenu que celui d’une dinde».
Rebioler. Rien à voir avec rigoler ou batifoler. Environ 50'000 souches. Et un doute : «si Dieu s’est donné la peine de créer des rebiots, c’est certainement parce qu’ils doivent servir à quelque chose ; on ne doit donc pas les enlever…».
Attacher. L’art du tord-cou. Rebelote, des brins de paille sur environ... 50'000 souches. En compagnie des taons qu’il vaut mieux, pour se faire comprendre ici, appeler «tavans».
Cisailler. Trois feuilles au-dessus de l’échalas. Des cassins pleins les doigts. Et gare aux dégâts : «le crime de lèse-vigne ne connaît pas de remise».
Il y a aussi le gel («je me pris à trembler pour la malade déclinante. Je la soignai, je la dorlotai, comme une vieille mère impotente»), le tam-tam funèbre de la grêle («faire comme l’autruche : cacher sa tête sous son aile, ne pas voir l’horreur de l’inévitable»), les étourneaux («les pétards au carbure crépitent à intervalles réguliers. Entre les coups, les effrontés se régalent à la sauvette. Cependant que les rentiers sans vigne pestent contre le bruit»), l’araignée rouge, la noctuelle, l’oïdium, et caetera.
Il y a enfin les vendanges. Mais ne nous réjouissons pas trop vite : c’est la Municipalité et la Fédération des vignerons qui fixent les dates. D’autant que le ciel est capricieux et qu’ils feraient mieux de mettre les chances de leur côté en interrogeant le cor de tante Elise et les rhumatismes de Mme Rochat. Enfin, il y a les maraudeurs auxquels on a envie de lancer ironiquement : «venez plutôt nous donner un coup de main pendant les effeuilles !».
Il y a surtout le vin que l’auteur aime sec, «celui qui vous en met plein la bouche et vous laisse une sensation de bien-être comme l’amour». Celui aussi qui réalise des miracles : «par lui, vous allez dire ce que vous pensez au député du coin. Là, sans scrupule ! Pauvre benêt !».
La vigne obéit à des cycles. Et Renée Molliex obéit à la vigne : «l’année vigneronne est une chienne qui se mord la queue en tournant sur elle-même». Les années passent et elle se familiarise petit à petit avec le cahier des charges viticole, se réconcilie avec la vigne. Même au-delà : «une jouissance éperdue donne à ma solitude une saveur de soleil et de miel». Et tant pis si pour la vigne elle sacrifie coquetterie, plaisir et vacances : «pour rien au monde, je ne voudrais plus quitter ce village ; ma vie de femme s’y est accomplie».
(publié dans le Journal de Morges)

mardi 6 avril 2010

Nouveauté n'est pas modernité

Ne faisant partie du million de Suisses à avoir consommé l’Avatar de James Cameron, je me suis racheté avec l’Alice au pays des merveilles de Tim Burton, puis ai regretté de n’être pas allé voir un muet, ça m’aurait plus parlé, ou un monochrome, il aurait eu davantage de profondeur. A l’avenir, lorsque je voudrai voir des êtres en trois dimensions avec une atmosphère sonore réaliste, j’irai au théâtre.

Car les trois «d» de ce prétendu nouveau cinéma riment avec «dépense excessive» (22 francs la séance !), «douleurs oculaires» (et pas moyen d’embrasser qui que ce soit avec ces satanées lunettes…) et «désillusion».

Ce n’est pas le coup de gueule d’un passéiste. Je crois en la modernité, mais ne veux en être l’esclave. Surtout s’il s’agit d’un avatar trompeur de modernité.

Car la modernité, c’est avant tout du sens. Qu’Alice ait coûté 200 millions de dollars m’importe peu, pourvu que ces moyens soient mis au service d’une intention artistique ; fond et forme sont indissociables. Si le scénario est pauvre, la forme, aussi innovante soit-elle, ne peut qu’être gadget, régression technologiste. Rien ne sert de planquer derrière un support 3D un film sans épaisseur.

La modernité, c’est aussi de la création. Et force est d’admettre qu’Alice est une régression artistique après Edward aux mains d'argent ou L'étrange Noël de Monsieur Jack. Le dernier Burton repose sur une histoire mal recyclée, binaire, prévisible, presque intelligible, qui se dilue au final dans une morale marchande : Alice rompt avec l’imaginaire pour s’engager dans le monde… de l’entreprise !

La modernité, c’est enfin une évolution dans les consciences. Or il est improbable qu’Alice révolutionne l’histoire du cinéma. Il y a eu le son, la couleur, le numérique et maintenant la 3D, mais ce seront toujours les réalisateurs, les scénaristes et les acteurs qui feront avancer le cinéma. Pas les supports.

Juste avant d’écrire ce billet, j’étais en compagnie du vieux Godard et de son Pierrot le Fou (1965), un trésor inaltérable d’émotions et de modernité : dialogues avec le spectateur, collages, diversité des genres, imprévisibilité du scénario… A sa sortie, Pierrot le Fou fut interdit aux moins de 18 ans pour «anarchisme intellectuel et moral». La modernité, c’est peut être aussi cette quatrième dimension-là.

(publié dans le Nouvelliste)

vendredi 19 mars 2010

Attention travaux !

Ai-je fait le bon choix ? Est-il vraiment pour moi ? Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ?
Si cela te travaille (aussi), il faut d’urgence lire le dernier Alain de Botton, Splendeurs et misères du travail.
Ce journalistécrivain anglo-suisse a en effet convoqué érudition et humour pour dire l’essentielle absurdité de la plupart des gagne-pains. Dix chapitres, dix reportages. Alain de Botton ose le retour aux ressources, une projection sans trop d’avenir, convainc de la poésie des containers marchands du port de Tilbury, des 542 pylônes électriques qui relient la centrale nucléaire de la côte du Kent à Londres, accompagne un comptable dans son défi quotidien, un ingénieur dans ses rêves aérospatiaux, et remonte les chaînes de production : du vernissage d’une galerie de la City aux quatre années nécessaires à l’artiste en question pour « rendre » les feuilles d’un chêne, un seul chêne ; de celui qui dévore nonchalamment un biscuit à celui qui en a inventé la recette après une année d’enquête socio-psychologique ayant coûté un million de livres sterlings à l’United Biscuits Company ; de l’assiette d’un gosse de Bristol qui déteste le thon au coup de matraque en bois de cocotier asséné, au large des Maldives, au dit thon... Surtout l’auteur rassure : nous ne sommes pas les seuls Sisyphes ici bas.
On veut nous faire croire et espérer que le travail peut rendre heureux. Qu’il est source d'accomplissement. Qu’il est définition d’identité. Et qu’il est tout à fait normal de mettre sa santé en péril, de trimer bien au-delà de nos besoins financiers…

« Le travail par sa nature même ne nous accorde pas d'autres possibilités que de le prendre trop au sérieux. Il doit détruire nos sens des proportions, et nous devons lui être reconnaissants de porter les pensées de notre propre mort et de la ruine de nos entreprises avec une belle légèreté, comme de simples proportions intellectuelles, pendant que nous volons vers Paris pour vendre de l'huile de moteur… »

Peut-être crains-tu maintenant qu’après la lecture de ces 374 pages, tu sois tenté(e) d'envoyer promener la hiérarchie. Non. Tu reconduiras simplement, avec entrain cette fois, ton inutile labeur, car ce dernier, aussi absurde soit-il, te distrait, concentre tes peurs sur des objectifs modestes, te donne l’illusion de maîtriser la situation, remplit ton assiette, te préserve de l’ennui et te rend honorablement fatigué(e).
(publié dans le Nouvelliste le 20 mars 2010)

Splendeurs et misères du travail (The Pleasures and Sorrows of Work, 2009) d'Alain de Botton, traduit de l'anglais (2010), Mercure de France.