samedi 29 mai 2010

Ces bulletins de vote anonymement xénophobes...

Imagine 300 étudiants réunis dans l’aula d’un gymnase pour visionner un documentaire intitulé Au-delà des rêves (2009) : une heure de témoignages d’immigrés sénégalais venus chercher l’eldorado en Italie, en France ou en Suisse. Imagine ce documentaire projeté dans une quarantaine de villages sénégalais pour évoquer les déceptions qui attendent en Europe ceux qui veulent à tout prix se sauver en pirogues.

Sans m’attarder sur la qualité du documentaire, j’aimerais raconter ici ce qui a suivi la projection : une heure et demie de questions aux réalisateurs, lentement remplacées par un débat houleux, enfin l’intervention d’une étudiante :

- Il faut que ces gens s’intègrent. Les bons immigrés, ça va, mais ceux qui, en Suisse, s’habillent à l’africaine, comme dans votre film, ouste !

Tollé d’indignation, "facho!", huées de protestation, "raciste!", 299 étudiants se lâchent contre la camarade aux propos… courageux.

Peu importe que cette étudiante ait répété les mots de ses parents, sans les digérer. Ou que ce genre de discours s’entende dans tous les cafés du commerce. Ce qui m’a secoué, c’est la réaction de l’extrême majorité des étudiants.

Combien n’ont pas osé soutenir leur camarade ? Combien d’autruches ensablées pour combien d’humanistes en herbe ? Comment diable se fait-il que cette jeunesse-là, bientôt, se diluera dans la société frileuse qui est la nôtre ? Combien d’entre eux engageront des immigrés clandestins, tout en voulant plus de souplesse en matière d'immigration ?...

Ce consensus angélique (pour employer un terme en vogue), cette autocensure bien-pensante rappellent celle qui a sévi dans les médias avant la votation des minarets. On génère de la xénophobie, en la rendant taboue. A force de servir aux jeunes du "multiculturel" à toutes les sauces, ils en ont perdu le sens. Ils ont oublié que la tolérance, c’est la capacité d’accepter... ce qu’ils désapprouvent.

"Je ne suis pas d'accord avec vous, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire", disait le philosophe. La tolérance, c’est reconnaître qu'une chose est un mal, et l’accepter, sachant que combattre ce mal engendrerait un mal plus grand encore. Ce plus grand mal, c’est une étudiante privée de liberté d'opinion. Même si cette dernière est infondée. Surtout si elle est infondée ! Car la frustration se convertira en peur, en haine. Pire, en bulletin de vote anonyme.

(publié dans Le Nouvelliste)

dimanche 16 mai 2010

Pourquoi croire encore en l’Europe

A vingt mois des élections fédérales, les turbulences qui secouent l’Europe donneront des ailes aux eurosceptiques. Bientôt nos murs refleuriront d’affiches à faire froid dans le dos, de slogans anti-Schengen, de quoi attiser notre inaltérable sentiment d’insécurité.

Les europhiles, eux, ne broncheront pas. Relancer le débat serait prématuré, inconscient, contraire surtout à leurs intérêts.

Nous voilà donc condamnés à vingt mois d’isolement.

Mais dites, est-ce l’Europe qui est la cause du fiasco grec ? Non. C’est même grâce à elle que le continent restera stable et n’engendrera pas un «état voyou» prêt à se venger de voisins qui l’auraient laissé crever des erreurs de ses dirigeants.

Beaucoup se demandent combien la Suisse aurait dû débourser, si elle était membre de l'Union, pour sauver la Grèce. Demandons-nous plutôt combien la Suisse économiserait à rejoindre enfin l’Europe.

Car la voie bilatérale coûte de plus en plus d’énergie (120 accords signés depuis 1972), d’argent (700 millions de francs par an pour des projets européens de recherche, de coopération policière, d’environnement, etc), nous isole politiquement, nous fait passer pour des profiteurs… tout en nous privant de droit de vote dans les institutions européennes.

L’euroscepticisme est de toute manière insensé, puisque nous dépendons déjà de cette Europe qui accueille 60% de nos exportations et produit 80% de nos importations. Financièrement aussi, puisque la Banque nationale suisse vient d’acheter des euros pour 40 milliards de francs afin d'éviter que ce dernier ne s’apprécie trop et pénalise nos exportations.

En politique internationale, l’entrée dans l’Europe mettrait enfin un terme à ce mythe hypocrite et opportuniste qu’est la neutralité. Un terme aussi à l’affaire Kadhafi, pour n’en citer qu’une, puisque les diplomates européens n’auraient pas «oublié» la Suisse (et Max Göldi !) sitôt la crise des visas terminée.

Enfin, l’Europe allégerait grandement notre budget militaire (encore estimé à 3,5 milliards de francs en 2009 !). Et à la vieille garde idéologique qui s'accroche à vouloir prouver la nécessité d'une armée suisse indépendante, craignant que la crise actuelle réveille une troisième guerre mondiale, nous répondrons que c’est justement parce qu’en 14 et en 39, l’Europe n’existait pas, que la guerre a pu éclater. Que c’est pour cela qu’il faut (re)construire l’Europe et faire perdurer la Paix, ce joyau d’à peine plus d’un demi-siècle.

(publié dans Le Nouvelliste)

lundi 10 mai 2010

Quand on a mal à sa société

Dans le ciel, les cendres empêchent les touristes de s’envoyer en l’air. Dans les eaux, le pétrole empêche les touristes de barboter. Et entre deux, il y a nous, un rien paumés, naufragés sur une île cerclée de pays au bord de la faillite.
Dimanche dernier, je suis allé chercher un élan d’enthousiasme collectif au stade Saint-Jacques, à Bâle. En vain. Les supporters Lausannois n’y croyaient pas.
C’est tuant, l’asphyxie mentale.
Ça fait qu’on a mal à sa société. C’est alors - quand le ciel se couvre et les eaux se brouillent – qu’il faudrait songer à William, Yassmine et Avinadav.
William Kamkwamba, 22 ans, est né au mauvais endroit, dans une famille de sept enfants, au Malawi. Pas d’argent, pas d’école. William ne baisse pourtant pas les bras, emprunte des livres à la bibliothèque la plus proche et s’aide des illustrations pour construire une éolienne, à partir de branches, de tuyaux, de chaussures usées et d’une vieille bicyclette. Il produit ainsi de l’électricité pour un village qui n’avait alors connu que les bougies pour s’éclairer. Son portrait fait soudain la une du Wall Street Journal, une bourse d’études lui ouvre les portes d’une université sud-africaine, il publie un livre intitulé Créer de l’électricité et de l’espoir.
Yassmine El Ksaihi, 24 ans, préside la mosquée de Polder, en Hollande, une mosquée unique : les prêches se font en hollandais (plutôt qu’en arabe), le lieu est ouvert aux non-musulmans, femmes et hommes prient côte-à-côte. Ainsi, cette marocaine d’origine est parvenue à s'intégrer en terre laïque sans renier ses racines, à donner tort au radicalisme islamique et à la xénophobie ambiante, à renouer le dialogue interreligieux.
Avinadav Begin, 32 ans, petit-fils du fondateur du Likoud, a été élevé en fût ultranationaliste. Ce qui ne l’a pas empêché ensuite de donner le nom de son meilleur ami palestinien (Waadji) à son fils, de participer à des marches pacifistes contre le Mur de Séparation, de publier un livre bilingue hébreu-arabe intitulé La Fin du conflit.
Ces jours-ci, les journaux feraient bien de parler un peu plus de William, Yassmine, Avinadav et de tous ceux qui ont troqué leurs humeurs noires contre des horizons dégagés, ceux qui ne s’agenouillent pas devant ces divinités médiatiques que sont la Catastrophe et la Fatalité.
(publié dans le Journal de Morges)

samedi 1 mai 2010

L'âme voyage à la vitesse du chameau

Un vol Lufthansa pour Sarajevo. Un rêve jailli du siècle passé. Juste une ligne sur le panneau des départs. Ligne rouge, vol annulé. Satané Eyjafjöll, bye-bye Sarajevo.
Ne pas perdre la face, improviser un road trip éclair en direction du sud, ­saluer la dent de Morcles, une pensée pour celle qui vit à Orsières, une pensée pour ­celui qui vit à Liddes, s'enfiler dans un tunnel, ressortir en Italie, perdre de ­l'altitude, traverser les rizières du Piémont, apercevoir la mer à Gênes, se baigner près de Bibonna, embarquer à Piombino, en ­fumer une sur le ferry et débarquer sur l'île d'Elbe.
Eyjafjöll, merci, c'est beau, un voyage au raz du sol.
Au volant, penser à celui qui n'a pu être ­expulsé vers le Nigeria, forcé de prolonger son exil en terre inhospitalière, en Suisse. Penser aux avocats d'affaires londoniens qui ont offert 114'000 euros à qui les amènerait à Paris en jet privé. Au fleuriste fâché de n'avoir reçu ses orchidées ­thaïlandaises. A la tranquillité retrouvée de la place Jemâa el-Fna, à Marrakech. Aux voisins de l'aéroport de Cointrin qui ont connu une semaine de sommeil inespéré.
Sur le ferry, lever les yeux au ciel, me laisser surprendre par une surface vierge, toute bleue, ce ciel qui n'est plus une autoroute (et regretter de n'avoir connu les dimanches sans voiture de 1973).
Sur l'île d'Elbe, promener mon index sur une carte au 1:25 000 et me souvenir d'avoir un jour rejoint Vladivostok par le rail, ­Kashgar par la route du Taklamakan, ­Kandahar en minibus public, Dubaï en ferry, Sanaa en jeep, Djibouti en barque, ­Addis-Abeba en train, Ngirme en dromadaire, Tamanrasset en camion. Sans ces oiseaux migrateurs de malheur. Sans avion...
Me voilà aujourd'hui au rang de ceux qui ont des «semaines de vacances». Où partir cet été? L'Indonésie? Trop touristique! Peut-être Madagascar, mais ne pleut-il pas l'été? New York? En Grèce, les prix ont chuté...

Deux cents millions de vols sont prévus pour l'an 2020.

Et si... Et si on le faisait pour de bon! Un an! Un an sans avion! Comme pour se prouver qu'on n'est pas accro! Ou mieux : si on prenait le bateau pour ­rendre visite à ce bon vieux Eyjafjöll !
(publié dans Le Nouvelliste)