mardi 19 octobre 2010

Comment Nicolas Bouvier rend compte du monde

«Voyez les ânes qui triment si dur et bandent tout le temps», écrit-il dans son Poisson-scorpion… ou comment suggérer efficacement la misère sentimentale d’une population mâle.
L’humour donc, qui chez Nicolas Bouvier est moins un art aguicheur, un outil de séduction, qu’un objet de connaissance, une distance poétique qui apporte une compréhension sensible du monde, rappelant en cela un certain Rabelais («esbaudissez-vous, mes amours, et gaiement lisez le reste»), surtout ce vieux Montaigne («la visite des pays estrangers, non pour en rapporter combien le visage de Neron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille medaille, mais pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy»)... Plutôt que d’invention, il s'agit donc plutôt d’un retour aux sources, d’un voyage aux origines de la littérature humaniste.
Autre trait distinctif de Nicolas Bouvier : c’est un écrivain qui emprunte la place d’un aventurier, et non l’inverse. Il n’est pas de ces baroudeurs (autoproclamés) qui ne résistent (hélas) pas aux sirènes de l’écriture. Chez lui, le récit de voyage n’est pas une affirmation de soi, mais au contraire, sa dilution : «sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot» (Le Poisson-scorpion). La force de ses écrits réside dans ce besoin de voyager «en garde basse», d’exister le moins possible, de rentrer plumé, rincé, élimé, érodé, éprouvé, vidé, dépouillé, poncé, écorné, purgé, essoré, allégé, abruti, effacé, usé (ce sont ses mots), ou dans une technique d’écriture qui adopte cette manière d’être : point de vue neutre, prise de notes minutieuse, narrateur effacé, énumérations dépersonnalisées, phrases infinitives, pronoms indéfinis, intervertis, etc.
Au final donc, l’humour et la disparition, peut-être nos deux principales dettes envers celui qui a su remplacer, dans la mal nommée littérature de voyage, le défi par l’humour et l’aventure par la poésie.
(Matricule des Anges, novembre 2010)

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