vendredi 9 avril 2010

Une poétesse pleine de tanins

Coup d’œil dans le rétroviseur avec Chantevin de Renée Molliex (1972), un ouvrage hors-du-temps que les amoureux de la vigne et du vin se doivent de (re)lire !
Il y a généralement ceux qui travaillent la vigne et ceux qui écrivent sur la vigne. Les vignerons vous le diront, ce sont rarement les mêmes. Courber le dos sans rechigner et tordre les phrases sans les abîmer sont deux compétences rarement réunies en une seule personne. Renée Molliex fait exception. Chantevin retrace sa lente conquête du monde viticole selon une écriture dense, tantôt lyrique, tantôt familière, souvent drôle, parfois dramatique, saisissante, capiteuse.
A l’origine, un coup de foudre. Celui d’une jeune citadine savoyarde pour un vigneron de Féchy. Un mariage pour le meilleur : la vue sur le Mont-Blanc, les «cymbales d’or des blés» et une rue bordée de «vieilles maisons mal alignées qui s’épaulent comme des femmes un peu ivres».
Un mariage pour le pire aussi, car sa présence à Féchy s’avère être «aussi incongrue que celle d’une servante de curé dans un lupanar». L’intégration prend des airs de purgatoire pour cette Savoyarde pétulante et éprise de liberté.

«L’amour, c’est bien connu, prête de l’esprit aux filles. Aux femmes mariées, c’est le vin. Il a bien du mérite de donner de l’esprit à celles qui ont prouvé, en se mariant, qu’elles n’en avaient guère.»

Il y a d’abord les Vaudois : des hommes méfiants aux paroles ouatées, des femmes en tablier qui chassent les «minons», des enfants qui ignorent l’art de tirer les sonnettes avant de s’enfuir en courant et des chiens qui n’ont pas le droit d’aboyer à la lune.
Il y a ensuite la vigne, celle que l’auteur appelle «marchande d’esclaves», «sorcière», «vieille dame», «atroce négrière», «vieille enquiquineuse», «horrible mégère», celle qui a toujours le dernier mot quand il s’agit de la travailler.
Effeuiller. Deux bois par corne. Pourquoi deux ? Parce que c’est ainsi ! Alors la jeune novice se prête au jeu. Même s’il s’agit du «travail le plus monotone que Dieu ait imposé à ses créatures». Même si cela équivaut à «chercher des poux dans une tignasse sale». Même si elle ressemble rapidement à «une écrevisse ébouillantée, avec des bras rougis et un cou écarlate plus grenu que celui d’une dinde».
Rebioler. Rien à voir avec rigoler ou batifoler. Environ 50'000 souches. Et un doute : «si Dieu s’est donné la peine de créer des rebiots, c’est certainement parce qu’ils doivent servir à quelque chose ; on ne doit donc pas les enlever…».
Attacher. L’art du tord-cou. Rebelote, des brins de paille sur environ... 50'000 souches. En compagnie des taons qu’il vaut mieux, pour se faire comprendre ici, appeler «tavans».
Cisailler. Trois feuilles au-dessus de l’échalas. Des cassins pleins les doigts. Et gare aux dégâts : «le crime de lèse-vigne ne connaît pas de remise».
Il y a aussi le gel («je me pris à trembler pour la malade déclinante. Je la soignai, je la dorlotai, comme une vieille mère impotente»), le tam-tam funèbre de la grêle («faire comme l’autruche : cacher sa tête sous son aile, ne pas voir l’horreur de l’inévitable»), les étourneaux («les pétards au carbure crépitent à intervalles réguliers. Entre les coups, les effrontés se régalent à la sauvette. Cependant que les rentiers sans vigne pestent contre le bruit»), l’araignée rouge, la noctuelle, l’oïdium, et caetera.
Il y a enfin les vendanges. Mais ne nous réjouissons pas trop vite : c’est la Municipalité et la Fédération des vignerons qui fixent les dates. D’autant que le ciel est capricieux et qu’ils feraient mieux de mettre les chances de leur côté en interrogeant le cor de tante Elise et les rhumatismes de Mme Rochat. Enfin, il y a les maraudeurs auxquels on a envie de lancer ironiquement : «venez plutôt nous donner un coup de main pendant les effeuilles !».
Il y a surtout le vin que l’auteur aime sec, «celui qui vous en met plein la bouche et vous laisse une sensation de bien-être comme l’amour». Celui aussi qui réalise des miracles : «par lui, vous allez dire ce que vous pensez au député du coin. Là, sans scrupule ! Pauvre benêt !».
La vigne obéit à des cycles. Et Renée Molliex obéit à la vigne : «l’année vigneronne est une chienne qui se mord la queue en tournant sur elle-même». Les années passent et elle se familiarise petit à petit avec le cahier des charges viticole, se réconcilie avec la vigne. Même au-delà : «une jouissance éperdue donne à ma solitude une saveur de soleil et de miel». Et tant pis si pour la vigne elle sacrifie coquetterie, plaisir et vacances : «pour rien au monde, je ne voudrais plus quitter ce village ; ma vie de femme s’y est accomplie».
(publié dans le Journal de Morges)

2 commentaires:

  1. "... Mon destin était fixé. Mariage en 1943. Mon rêve d'enseigner était fini. La dure vie commençait. Ma belle-mère rouspétait quand je passais mon temps à lire alors j'ai appris à tricoter, un livre sure les genoux. Ainsi je ne perdais pas mon temps..."

    "...Non, je ne regrette rien. La vigne m'a donné une belle vie. Après la publication de "Chantevin", tout a changé. J'ai travaillé pour le "Journal de Rolle" puis pour le "Jura Vaudois d'Aubonne". J'ai fait partie de la Société des Vignerons-Encaveurs Suisses avec qui j'ai voyagé en Amérique du Sud, en Italie, au Portugal, en grèce, en Ukraine, en Arménie, en Afrique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande pour visiter les plus beaux vignobles.
    Albert-Louis Chappuis, chef d'éditions de "Mon Village" m'a entraîné à l'Association des Ecrivains et Artistes Paysans, ce qui m'a permis de parcourir toute la France lors de congrès annuels. Grâce à mon Prix des Murailles, je me suis payé un tour du monde.
    J'ai gagné l'estime de mes citoyens. Et tout ça grâce à ma maudite vigne. Je n'aurais certainement jamais eu autant de plaisirs en enseignant la littérature à des gamins effrontés..."
    Renée Molliex

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    1. Madame, je viens de terminer votre livre trouvé tout par hasard et je regrette d'avoir déjà tourné la dernière page. Chère voisine, j'ai retrouvé beaucoup de choses entendues, vues et parfois même vécues. Merci d'avoir su si bien raconter votre vie de vigneronne. Vous forcez l'admiration et je rêverais de vous rencontrer. Vous êtes une toute grande Dame de la Vigne et du Vin. Je vous adresse mes très cordiales salutations. Coraline de Wurstemberger

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