lundi 19 mars 2012

« Je travaille donc je Suisse »


Obéissant à son esprit patriote davantage qu’à sa morale travailleuse, le peuple suisse avait su s’offrir, en 1994, un jour de congé tous les 1er août. Mais sinon...

1958 : NON à la semaine des 44 heures.
1976 : NON à la semaine des 40 heures.
1985 : NON aux 4 semaines de congés payés.
1988 : NON à une «réduction de la durée du travail».
2002 : NON à une «durée de travail réduite».
2012 : NON à 6 semaines de vacances payées…
Pourquoi un tel acharnement ?
Est-ce le propre de l’homo consumericus ? Puisque les vacances ne lui vident plus seulement la tête, mais surtout le porte-monnaie, pourquoi obtenir plus de temps libre s’il n’a pas les moyens de l’«investir» !
Est-ce des relents calvinistes ? «Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas», disait ce brave Paul dans l’une de ses épîtres ; car c’est écrit, Dieu déteste les tire-au-flanc, le turbin est une action de grâce, et l’épargne, une rédemption !
Est-ce dû à la suridentification professionnelle ? Car chez nous, le travailleur partiel est suspect, celui qui promène son gosse une matinée de semaine est un chômeur, et ce dernier, un vaurien!
Et si la cause était plus simple ? Si les Suisses ne savaient tout simplement plus que faire de davantage de temps libre ? Comme un vertige, la peur du vide, la privation de la seule activité qui leur reste...
Il faudrait comprendre enfin que le temps libre n’est pas un temps creux, une vacance (du latin «vacare», être vide) ou un sea, sex & sun végétatif. Le temps libre amène certes délassement et divertissement, mais surtout développement personnel.
Dans l'Antiquité grecque, le travail était dévalorisé, considéré comme une activité propre aux esclaves. C’était le temps libre - la skholè (signifiant aussi «école») - qui était noble. Non dépourvu d’abnégation et de persévérance, il permettait de se libérer des urgences du monde pour se consacrer avec lucidité à un travail émancipateur.
Imaginez qu’on ne travaille plus seulement pour s’offrir un beau cadre de vie (dont on ne prend le temps de profiter), une résidence secondaire (qu’on n’habite qu’une semaine par an). Imaginez qu’on lève le pied un peu avant l’EMS, ce dernier club de vacances…
Mais rassurez-vous, si vous avez lu cela jusqu’ici, c’est que vous n’êtes pas étranger à la skholè des Grecs anciens et avez de bonnes chances qu’on n’écrive pas sur votre tombe, comme tout bon Suisse : «le travail fut sa vie».

jeudi 8 mars 2012

Le Vaudois est mort, vive le Vaudois !

Demandez à un Payernois ce qu’il pense de Jacques Chessex, à un vigneron de Féchy quel goût ont les vins de Saint-Saphorin ou d’Arnex-sur-Orbe, à un Lausannois de déménager au Brassus, ou demandez-leur simplement de vous chanter L’Hymne vaudois...
Qu’il ait vue sur le Moléson, la Dent de Vaulion ou le Gramont, le bon vaudois lèvera alors le menton et vous sondera d’un œil méfiant :

Le Temps, 8.3.2012
- Ici, Monsieur, on n’aime pas tant ceux qui s’occupent de ce qui ne les regarde pas. Que ça vous plaise ou non, sachez qu’on est le seul canton romand à s’appeler encore «Pays», le seul canton suisse à porter une devise sur son blason, le seul canton qui a tout ce qui lui faut : sel, blé et vin, Alpes et Jura, Plateau et lac. Non, ce serait faux de ne pas le dire, même si on a un peu honte d’être fier, «y en a point comme nous» ! Et à ce sujet, sachez que c’est «La Venoge» de Gille qui a inspiré «Le plat pays» de Brel, et non le contraire!

Pourtant, s’il a «un bien joli canton», ce dernier n’a aujourd’hui plus grand-chose de vaudois. Son accent tiède se précise, les protestants sont depuis peu minoritaires, le chasselas se diversifie, les sociétés locales déclinent, les Jeunesses campagnardes recrutent. Bref, les racines s’assèchent.
Les Vaudois se raccrochent donc à de vieilles branches. On fait tourner le verre de blanc, comme il y a 400 ans, en souvenir de l’occupant bernois qui interdisait tout rassemblement. On célèbre le Major Davel, tout en sachant qu’il est une invention du XIXème siècle et qu’il laissait de marbre les Vaudois du XVIIIème. On choisit le général Guisan pour représenter le «Romand du siècle», ressuscitant à travers lui de vrais ennemis aux frontières. On sacralise le regretté Jean-Pascal Delamuraz, déçu en bien d’avoir pu garder pour soi ce bon Pierre-Yves Maillard.
Mais malgré ce travail de mémoire, les vrais Vaudois sont en voie de disparition… et c’est tant mieux ! Car ce canton mérite mieux ! Marre d’être « le seul canton suisse allemand qui parle français », comme disent les Neuchâtelois. Marre d’être ce « flic qui sommeille en chacun d’eux », comme disent les Genevois. S’ils se lèvent toujours aussi tôt, ils se réveillent aujourd’hui un peu moins tard.
Oui, les Vaudois ont guéri - en partie - des séquelles d’une Réforme imposée par les Bernois : interdiction de danser, de jouer, de blasphémer, de faire des excès. Vrai que pendant 262 ans d’occupation, tout esprit d’initiative était suspect, l’austérité était de rigueur, de même que la dissimulation, la dénonciation, la ruse, les messes basses, les «ni pour, ni contre, bien au contraire». Même leur inimitable humour était alors un mécanisme de défense.
Les Vaudois se soignent, lentement, mais sûrement. Réapparaît alors, sous des siècles de prudence et de méfiance, un caractère ouvert et disponible, attentif, avide d’avenir, de rencontres et d’évasions.
On peut en effet aimer avec ferveur une terre, une population, des paysages, des traditions, sans pour autant s’empêtrer aux glus de la «vaudoiserie». On peut s’établir quelque part entre les Alpes et le Jura tout en restant citoyen du monde.
Tant d’aïeuls ont ouvert la voie. L’audace d’Auguste Forel a bousculé les savoirs établis. L’acharnement de Ramuz a permis de forger une langue universelle. La fantaisie de Jack Rollan est à l’origine de la Chaîne du bonheur. L’inventivité de Frédy Girardet a su éveiller chez les Vaudois d’autres goûts que le poireau et le saucisson. La ténacité de Jean-François Bergier a fait de la Suisse un des rares pays à avoir affronté son passé. Les «savantures» de Bertrand Piccard ont fait le tour du monde, en ballon, bientôt en avion solaire, et celles de Claude Nicollier ont gagné l’espace !
Et Yvette Jaggi et Nelly Wenger et Yvette Théraulaz et Alice Rivaz et tant d’autres ! Souvenez-vous que les Vaudois sont aussi les premiers à avoir accordé le droit de vote aux femmes...
Ce 11 mars, l’élection du parlement et du gouvernement ne va pas révolutionner le «Pays», même si pour la première fois de son histoire, le canton pourrait basculer à gauche. Gauche ou droite, cela a ici peu d’importance, pourvu que les élus et les élues aient des projets concrets pour ce canton, qu’ils et qu’elles soient des visionnaires, pas des économes, des téméraires, pas des pragmatiques.
Vrai que la campagne est pour l’instant bien morne - à part un léger vent de folie soufflé par Guillaume Morand, bâtisseur de minaret et unique candidat de la liste du Parti de rien… Est-ce la surcharge de scrutins depuis le printemps 2011 ? Est-ce une volonté stratégique de s’aligner sur le centre consensuel, le «juste milieu» ?
Le Temps, 8.3.2012
Le fait est que cette année 2012 annonce un renouveau. Durant ces dix dernières années, le canton n’a fait qu’assainir ; il est maintenant temps d’investir !
Que les Vaudois osent être dépassés par leurs envies ! Qu’ils ne tournent qu’une fois leur langue dans la bouche avant d’agir ! Qu’ils perdent l’usage de la litote (la politesse) et de la périphrase (le bavardage), qu’ils disent : «je veux un nouveau métro », et non : «je ne suis pas tout à fait contre» ! Qu’ils arrêtent de se prendre le chou pour la couleur du toit du futur Grand Conseil, pour le tracé du M3 ou le financement d’une Transchablaisienne attendue depuis 50 ans ! Qu’ils écoutent ceux qui en ont marre d’être dans les bouchons de l’A1, debout dans les trains, ceux qui luttent pour faire tourner leur ferme ou leur librairie, ceux qui cherchent un logement abordable depuis deux ans et une garderie depuis un ans !
Rien de tel pour évoluer que de s’ouvrir aux avis extérieurs, d’échanger un temps cette terre épaisse qui colle aux souliers des Vaudois contre «des visions de Colorado». Et  ça  tombe bien, le  canton vient de franchir le cap des 30% d’étrangers (sans compter les extracantonaux) ; les Vaudois n’ont donc même plus besoin d’aller voir ailleurs, l’ailleurs vient à eux, il leur suffit d’ouvrir leur porte et tendre l’oreille.
Qu’on cesse alors de répéter que le canton ne crée des emplois que pour les frontaliers (ces gens avec qui on est en paix depuis 1515 !) et des logements pour les Genevois (à quand l’agglomération franco-valdo-genevoise ?). Et pendant qu’on y est, qu’on cesse d’enterrer les requérants d’asile dans des abris PC, au Mont-sur-Lausanne, à Gland, à Orbe, à Pully, à Begnins (n’existe-t-il pas ici aussi une tradition humanitaire ?).
Le développement par la confrontation extérieure fait partie de la mentalité des Vaudois. Leur français vient de Savoie, le mot «Vaudois» dérive de l’allemand «Wald», la culture horlogère est celle des réfugiés huguenots, le protestantisme est un souvenir des Bernois…
Quant à cette bafouille sur les Vaudois, elle vous vient d’un petit-fils d’immigré bien intégré, un Hofmann de Rueggisberg, un Bernois.