samedi 6 mars 2010

L’arabe, ce moteur à deux temps

Le «temps», c’est trois colonnes dans le Petit Robert, mais qu’un seul mot.
Les arabophones, eux, lui en consacrent deux : «waqt», le temps du sablier, celui des secondes et des années, et «zamân», un temps sans début ni fin qui dépasse la vie humaine et lui donne tout son sens. Ainsi prennent-ils peut-être mieux conscience que le «waqt» s’est emballé, qu’il a rompu avec le «zamân». L’homme moderne végète volontiers lorsqu’il faut agir et se précipite lorsqu’il faudrait attendre : bienvenu dans la dictature du temps court, la tyrannie du «waqt» !
La langue arabe aide à mieux saisir les précipitations de l’Histoire, les rendez-vous manqués et les somnolences du monde de l’après-11 septembre, l’invasion quasi instantanée de certains pays «non alignés», le synchronisme (et l’uniformisation!) des informations livrées sur la Toile, l’extrême précarité des places boursières, les décisions présidentielles ajustées à la taille des mandats, la sacro-sainte «actu» des médias, la lutte contre le vieillissement biologique, l’alternance des vacances oisives et des burn-out carabinés , le temps qui est de l’argent, etc.
Aujourd’hui, la vitesse du «waqt» dépasse les limites de l’entendement. Voilà pourquoi le monde moderne peut sans sourciller poursuivre sa route, avec un pied dans le Moyen-âge (exploitation des mineurs, trafic proxénète, SDF, esclavage clandestin) et un autre dans le XXIème siècle (Nobel de médecine, technologie guerrière, Exposition universelle, Mars nous voilà !).

«C’est comme si les saisons se succédaient trop rapidement. Par manque de repos, notre civilisation court à une nouvelle barbarie.»
Nietzsche, Humain, trop humain (1878).

Se reposer, c’est mourir, alors l’homme préfère tuer le temps en d’insignifiantes occupations jusqu’à l’âge (lui aussi précaire) de la retraite, pour regretter alors de s’être ainsi fourvoyé dans le «waqt», alors qu’il aurait fallu gagner sa vie à perdre son temps, comme on dit, redonner du temps au temps, mais seule la proximité de la mort, dit-on, rétablit sa vraie valeur au temps.
Alors par les temps qui courent, peut-être faudrait-il oser vivre en avance sur son «waqt», rattraper le temps perdu et travailler à plein «zamân», oui, prendre du bon temps et retrouver le bon vieux «zamân».
(publié dans le Nouvelliste du 6 mars 2010)

3 commentaires:

  1. Fatima Mernissi, "Le Harem politique" (1987) : «Ce qui caractérise l’Occident moderne, c’est d’avoir réussi à masquer sa fascination pour la mort en fascination pour le futur, libérant ainsi des énergies créatrices. A force d’invoquer les ancêtres à tout bout de champs, nous [les musulmans] vivons le présent comme un intermède peu engageant. A la limite, un fâcheux contretemps».

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  2. Tout à fait d'accord sur ce regard sur le(s) temps (même si, le Moyen-Âge convoqué ici pour des choses qui ne le concernent pas plus qu'aucune autre époque de toute civilisation, me gêne un peu !) ; l'Occident chrétien, fondé sur la Bible (mot d'origine grecque signifiant "le livre") à côté du monde arabo-musulman fondé sur le Coran (mot arabe signifiant "la lecture" : d'un côté la fixité (le "livre" est là, ouvert ou rangé...), de l'autre la mobilité (la "lecture" est une action, un cheminement...) ; peut-être y a-t-il là également une explication dans ces différentes visions du temps au milieu duquel nous passons...

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  3. Georges A. Bertrand, "TRACES, mémoires musulmanes en coeur de france" (2009), "Dictionnaire étymologique des mots français venant de l'arabe, du turc et du persan" (2007) :
    http://georgesabertrand.free.fr

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